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l’idéalisme et le réalisme.

est plus immédiatement éveillée par la peinture de l’émotion morale que par celle de ses signes physiologiques. Le but de tout écrivain est de produire chez le lecteur la totalité de l’émotion qu’il décrit, et cela, en décrivant le plus petit nombre possible des symptômes extérieurs ou intérieurs de cette émotion. Il faut donc choisir parmi ces symptômes, non pas toujours les plus saillants, mais les plus contagieux. L’émotion sympathique du lecteur est toujours en raison inverse de la dépense d’attention qu’on a exigée de lui. Le choix des symptômes de l’émotion est ce qui caractérise l’art de l’écrivain ; et ces symptômes peuvent s’emprunter indifféremment au domaine physiologique ou psychologique[1].

Mais l’écrivain ne doit pas perdre de vue que nous ne pouvons nous représenter complètement un symptôme physiologique d’un état mental et le ressentir par contagion si nous ne sommes pas déjà prédisposés à cet état mental. C’est une voie beaucoup plus simple pour produire, par exemple, l’émotion de la peur, de décrire cette émotion en termes moraux que de nous représenter la sensation d’angoisse au creux de l’estomac, qui en est une conséquence très lointaine, très indirecte et que nous aurons peine à nous représenter si nous n’éprouvons pas déjà le sentiment même de la peur. Le chemin à parcourir pour l’esprit d’un signe extérieur à l’état intérieur qui lui correspond, étant indirect, exige une dépense d’attention plus forte, qui entrave la contagion nerveuse. Aussi la douleur intérieure d’un héros pourra-t-elle, traduite en langage psychologique, nous émouvoir plus que si on se contente de nous dire : « Il éclata en sanglots. » Cependant rien de plus contagieux que les larmes, mais à condition qu’on soit déjà dans une certaine disposition à la tristesse : les larmes sont la conséquence ultime de l’émotion, et ne peuvent à elles seules la produire si on ne devine pas la série de causes qui les ont amenées, ou si ces causes ne nous paraissent pas suffisantes. Aussi est-ce une naïveté de sectaire, sans plus de valeur

  1. Le matérialisme de l’expression n’est pas toujours incompatible avec une certaine mysticité du sentiment ; c’est le désir de l’idéal, l’attente de Dieu qui est exprimée dans le livre de Job par cette image violente : « Oui, je le sais, il apparaîtra sur la terre… Mes reins se consument d’attente au dedans de moi. « Ce qui, dans le style, est matériel et violent pour l’un ne l’est pas pour l’autre, car chaque sensibilité est la mesure de ses propres sensations ; ce qui est pénible pour un homme à sensibilité délicate est précisément ce qui commencera chez un autre à éveiller l’intérêt.