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Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/167

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le sentiment de la nature et le pittoresque.

cède une armée vivante en marche, qu’on sente derrière lui la force des idées, des sentiments et de l’action. Là est la grande erreur des romantiques, et de Victor Hugo dans ses mauvais moments : ils ont cru que le mot qui frappe était tout, que le pittoresque était le fond même de l’art. Ils se sont arrêtés éblouis devant les mots, comme les esclaves révoltés de la Tempête devant les haillons dorés suspendus à la porte de la caverne. Mais le pittoresque sans la vision nette du réel est vide de sens. Le pittoresque n’est qu’un procédé, et un procédé assez vulgaire, celui du contraste, — comme qui dirait en peinture la couleur vive sans le dessin, le colifichet sans la beauté, le fard sans le visage. Le momentané, l’exceptionnel ne devient objet d’art qu’à la condition d’être aperçu d’un point de vue large, et comme par l’œil d’un philosophe, d’être ramené aux lois de la nature humaine et de devenir ainsi, en quelque sorte, une des formes de l’éternel. Rien ne fatigue comme le pittoresque décrit superficiellement. Si l’on veut nous transporter dans des milieux lointains et étranges, il faut nous y montrer les manifestations d’une vie semblable à la nôtre, quoique diversifiée ; ainsi ont fait Bernardin de Saint-Pierre, Flaubert, Pierre Loti. Ce qui nous touche chez eux, c’est l’extraordinaire rendu sympathique, le lointain rapproché de nous, l’étrange de la vie exotique expliqué, non pas à la façon d’un rouage qu’on démonte, mais d’un sentiment du cœur qu’on rend intelligible en le rendant présent, en l’éveillant chez autrui. Notre sociabilité s’élargit alors, s’affine dans ce contact avec des sociétés inconnues. Nous sentons s’enrichir notre cœur quand y pénètrent les souffrances ou les joies naïves, sérieuses pourtant, d’une humanité jusqu’alors inconnue, mais que nous reconnaissons avoir autant de droit que nous-mêmes, après tout, à tenir sa place dans cette sorte de conscience impersonnelle des peuples qui est la littérature.


V

INFLUENCE DE LA BIBLE ET DE L’ORIENT SUR LE SENTIMENT
DE LA NATURE


I. — Une des influences qui ont transformé peu à peu la littérature et qui y ont introduit, parmi beaucoup d’autres