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l’art au point de vue sociologique.

qualités, des éléments de réalité forte, grandiose, pittoresque, c’est celle de l’Orient et de la Bible. Le sentiment de la nature et aussi celui de l’humanité se sont ainsi élargis. « Je suis revenu à l’Ancien Testament, écrivait Henri Heine en 1830. Quel grand livre ! Plus remarquable que son contenu est pour moi sa forme, ce langage qui est pour ainsi dire un produit de la nature, comme un arbre, comme une fleur, comme la mer, comme les étoiles, comme l’homme lui-même… Le mot s’y présente dans une sainte nudité qui donne le frisson. »

La Bible a eu une influence littéraire considérable, principalement sur tous les écrivains dits romantiques ou réalistes. Cette influence a été trop méconnue. On pourrait pourtant invoquer en faveur de l’étude de l’hébreu une partie des arguments littéraires dont on se sert pour défendre l’étude du grec et du latin. Chateaubriand est le premier qui ait entrevu cette influence de la Bible, mais il l’a trop confondue avec celle du « génie chrétien ». Le génie chrétien est un produit hybride où se sont mêlés et mariés intimement l’esprit hébraïque et l’esprit grec, mais où domine souvent le platonisme grec : les plus hautes idées de la philosophie chrétienne viennent de Grèce et d’Orient.

Ce qui est né le plus incontestablement sur le sol de la Judée, c’est cette littérature beaucoup plus colorée et plus simple tout ensemble que les œuvres grecques, beaucoup plus sobre que la littérature hindoue, incomparable modèle de ce qu’on pourrait appeler le lyrisme réaliste, et qui nous offre probablement, avec quelques psaumes hindous, les exemples de la plus haute poésie à laquelle ait atteint l’humanité. Les psaumes ont été la poésie dont s’est nourri le moyen âge. Au dix-septième siècle, ils ont inspiré aussi les premiers essais lyriques de Corneille et de Bacine, les strophes de Polyeucte et de la traduction de l’Imitation, les chœurs d’Esther et d’Athalie. D’autre part, Dante et Milton sont tout imprégnés de la Bible. De même pour Bossuet et Pascal, ces créateurs de notre langue française actuelle, qui ont été les initiateurs du style moderne, caractérisé par une grande familiarité de l’expression unie à la puissance de l’image et de l’idée[1].

  1. Pour comprendre comment Pascal s’était fortement pénétré du style biblique, il suffit de lire les traductions qu’il a faites, dans les Pensées, de divers passages des prophètes, surtout celles du chapitre CXIX d’Isaïe : « Écoutez, peuples éloi-