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l’art au point de vue sociologique.

Il n’y a qu’à compliquer ainsi cette étude des actions et réactions entre les caractères, le milieu, l’époque, l’état social,

    quables de notre temps, est absolument conforme à la progression et à la continuité dans le développement des caractères. Les deux héros principaux nous sont d’abord montrés seulement de profil, comme enveloppés dans les éternels brouillards gris de la Bretagne. Le caractère de Gaud se dessinera le premier. D’abord c’est l’amour simple et instinctif d’une belle jeune fille pour un beau jeune homme. Gaud rêve à sa fenêtre, et cela sied à la Bretonne ; enfin une idée claire et obstinée s’implante dans son esprit, c’est qu’elle a droit à l’amour de Yann. Un premier événement psychologique se produit : c’est sa visite à la famille des Gaos, — visite qui tire toute son importance de la station que la jeune fille fait chemin faisant à l’église des Naufragés. Là, devant ces plaques rappelant les noms des Gaos morts en mer, son amour devient plus fort, prend à jamais racine dans son cœur : il prévoit l’au delà et il va par delà la mort.

    Puis vient l’attente, des faits très simples, comme une visite manquée ; une rencontre prend une importance démesurée à ses yeux. À ce moment l’épisode de Sylvestre intervient. Puis l’intrigue principale se renoue à un événement insignifiant qui amène la déclaration de Yann. Autre phase : c’est l’amour partagé. Puis le départ pour l’Islande, et alors l’attente qui recommence, mais cette fois plus poignante, démesurée. Le caractère de Gaud n’est pour ainsi dire que l’analyse profonde et suivie de l’amour dans l’attente, et la progression est merveilleusement observée. C’est d’abord l’attente douce, presque certaine, dans le rêve qui la reporte à ce bal où il lui a semblé qu’elle était aimée, puis douloureuse dans l’amour dédaigné, et enfin désespérée dans l’absence indéfinie du bien-aimé ; attente, désespoir qui doivent finir dans la certitude de la mort. Yann nous est représenté comme beau ; mais, derrière son œil franc, on ne sait ce qu’il y a. Est-ce l’obscurcissement d’un esprit hanté par les légendes ? est-ce l’entêtement breton ? Il échappe. Il ne se révèle à nous que deux fois : lorsqu’il apprend la mort de Sylvestre ; et puis lorsque brusquement il épouse Gaud. Tout le reste du temps, c’est le beau mari attirant, mais insaisissable et duquel on ne sait trop que penser. Il parle, agit comme un être ordinaire, et pourtant il y a quelque chose en lui qui échappe. C’est le type du Breton à l’esprit rempli de légendes, de superstitions dans lequel les idées irrationnelles s’implantent et ne peuvent être arrachées que par une brusque détermination ; comme celle qui décide Yann à demander la main de Gaud ; caractère obstiné dans une décision une fois prise, c’est la personnification des choses immobiles que voilent les brouillards gris de la Bretagne. Yann est un personnage symbolique, un peu a la manière de quelques héros de Zola, comme Albine, par exemple, symbolisant la terre, et Serge, le prêtre. D’un bout à l’autre. Yann nous demeure mystérieux, mystérieux comme la mer qui a emporté nombre des siens, qui le prendra à son tour, qui l’empêche, le jour de son mariage, de venir s’agenouiller avec sa femme dans la petite chapelle chère aux pêcheurs. Mystérieux il restera jusqu’au bout, dans sa mort à laquelle nul n’a assisté, mort symbolique qui fait ressortir le côté merveilleux de l’œuvre, — par malheur, un peu lourdement, et en gâte légèrement l’effet. Quoi qu’il en soit, ce caractère étrange, indéfinissable de Yann rejaillira même sur Gaud, caractère qui pourtant en lui-même n’a rien d’obscur. Yann est parfaitement peint dans l’abordage de la Reine-Berthe. Ce bateau tout à coup présent sans qu’on l’ait vu venir est comme la projection du vague nuageux de la superstition et du merveilleux contenus dans l’esprit de Yann. La vieille Yvonne est merveilleusement peinte d’un bout à l’autre, seulement, au lieu d’être vue progressivement, elle, la pauvre vieille, c’est au déclin de sa personnalité. Quant à Sylvestre, ce n’est qu’une esquisse : un sentiment très simple l’anime, l’amour de la Bretagne et de la vieille grand’mère. Il faut convenir qu’il eût été difficile de lui en donner de plus complexe sous peine d’enlever à Yann l’intérêt. C’est celui qui agit le plus, et, somme toute, le livre fermé, il n’est qu’une esquisse ; pourquoi ? parce qu’il n’y a pas d’événement psychologique. Il part pour la guerre ; il est blessé, il meurt. L’amour de la patrie qu’il ne reverra plus est le seul sentiment en jeu, et cela est bien assez pour nous attacher à lui aussi avec quel art l’auteur relie Sylvestre on vivant ou mort à ces deux héros pour parer à l’inconvénient de voir l’intérêt et l’émotion se partager ! Sylvestre est le trait d’union entre son frère et sa sœur adoptifs. Gaud est présente par lui aux premières pages