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l’art au point de vue sociologique.

Flaubert continue le romantisme par son culte de la forme et du style poétique ; il annonce le réalisme par les études psychologiques et sociales de Madame Bovary et de l’Éducation sentimentale. Déjà il applique au roman le système des petits faits significatifs, soutenu par Taine. Le moi de ses héros n’est qu’une « collection de petits faits », une « série de faits mentaux », une association d’idées et d’images qui défilent dans un certain ordre. Ses romans sont des « monographies psychologiques ». En outre, il y introduit l’idée chère aux Allemands et aux Anglais de l’évolution, du développement (Entwicklung), qui consiste, dit Taine, « à représenter toutes les parties d’un groupe comme solidaires et complémentaires, en sorte que chacune d’elles nécessite le reste, et que, toutes réunies, elles manifestent par leurs successions et par leurs contrastes la qualité intérieure qui les assemble et les produit ». Cette qualité intérieure, Hegel l’appelait l’idée du groupe ; Taine l’appelle un caractère dominateur. Les faits significatifs, préférés aux faits suggestifs, sont la caractéristique de la science ; la science pénètre donc dans l’art. Le héros romantique, égaré en pleine fantaisie, retombe sur terre de tout le poids des faits observés : il se précise, il cherche à personnifier l’homme réel, non plus le rêve du poète dans une heure d’enthousiasme. Mais la réalité est chose si fuyante qu’elle peut trouver moyen d’échapper encore à cette méthode toute d’exactitude scientifique. Voir de près, de tout

    que, lorsque celui-ci apparaît, à tout moment il détonne et fait dissonance ; en voici un exemple :

    « Un soir, Cosette songeait ; une tristesse la gagnait peu à peu, cette tristesse invincible que donne le soir et qui vient peut-être, qui sait ? du mystère de la tombe entr’ouvert à cette heure-là… Cosette se leva, marchant dans l’herbe inondée de rosée, et se disant, à travers l’espèce de somnambulisme mélancolique où elle était plongée : « — Il faudrait vraiment des sabots pour le jardin à cette heure-ci. On s’enrhume… » (Les Misérables, t. VII, p. 360.)

    Autre exemple d’attente trompée et d’une mauvaise coordination des idées et images : « Jamais rien que d’ailé n’avait posé le pied là. Ce plateau était couvert de fientes d’oiseaux. » (Les Travailleurs de la mer.)

    Mais, si l’on trouve maint exemple de réalisme ridicule dans le romantisme, on trouve maint exemple de romantisme manqué chez nos réalistes contemporains. Rappelez-vous l’exhibition que fait la Mouquette « dans un dernier flamboiement de soleil ». Ce qu’elle montrait « n’avait rien d’obscène, et ne faisait pas rire, farouche. » Ce sont les procédés du plus pur et du plus mauvais romantisme, c’est l’effort pour faire du sublime avec du grotesque. Ces lignes sont évidemment de la même inspiration que le commentaire lyrique du mot de Cambronne dans les Misérables. Une sorte de révolution a été commencée par Boileau, qui demandait qu’on appelât chat un chat, continuée par le romantisme de Victor Hugo, qui prescrit d’appeler un cochon par son nom, et achevée, du moins il faut l’espérer, par le naturalisme, qui a appliqué comme qualificatif à l’homme le Substantif du romantisme.