pour arriver à l’équilibre ; cette lutte se manifestera par des actes de générosité spontanés et inattendus, et aussi par un certain nombre de natures d’exception. C’est au nom de la science que nos romanciers se disent pessimistes, mais la science n’est pessimiste que par les inductions qu’on en tire ; et peut-être bien que l’étude du cœur humain est, de toutes, celle qui doit encore le moins porter au pessimisme. « As-tu réfléchi, écrit Flaubert jeune, as-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur ?… » Et plus tard : — « C’est étrange comme je suis né avec peu de foi pour le bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde s’échappant par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. » M. Bourget a remarqué que, quand Salammbô s’empare du zaïmph, de ce manteau de la Déesse « tout à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l’aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger… », elle est surprise, comme Emma entre les bras de Léon, de ne pas éprouver ce bonheur qu’elle imaginait autrefois : « Elle reste mélancolique dans son rêve accompli… » L’ermite saint Antoine, sur la montagne de la Thébaïde, ayant, lui aussi, réalisé sa chimère mystique, comprend que la puissance de sentir lui fait défaut ; il cherche avec angoisse la fontaine d’émotions pieuses qui jadis s’épanchait du ciel dans son cœur : « Elle est tarie maintenant, et pourquoi… ? » Flaubert s’appelait lui-même ironiquement le R. P. Cruchard, directeur des dames de la Désillusion. La Tentation de saint Antoine aboutit au désir de ne plus penser, de ne plus vouloir, de ne plus sentir, de redescendre degré à degré l’échelle de la vie, de s’abîmer dans la matière, d’être la matière. « J’ai envie de voler, de nager, de beugler, d’aboyer, de hurler. Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, couler comme l’eau, vibrer comme le son, briller comme la lumière, me blottir sous toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu’au fond de la nature, — être la matière ! » Illusion, désillusion, eh ! c’est l’éternel sujet de l’éternel poème. Seulement il est des poètes qui aiment à montrer
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