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l’art au point de vue sociologique.


II


On ne retrouve guère le sentiment et l’émotion de Sully-Prudhomme chez Leconte de Lisle. Ce dernier se rattache, par trop de côtés, à cette pléiade de poètes qui, à l’école des Théophile Gautier, visent à être impeccables et se font gloire d’être insensibles, tout occupés qu’ils sont à polir froidement et à parfaire des vers de forme achevée. La poésie purement formelle ressemble à ces stalactites des grottes qui pendent comme des lianes de pierre, guirlandes délicates et fines, mais inanimées ; on y cherche vainement la fluidité de la vie : elle n’est que dans les gouttes d’eau qui tombent et pleurent, non dans ces fleurs pétrifiées et impassibles. On se plaît quelques instants au demi-jour de la grotte ; on y admire le caprice des formes et le jeu des rayons, mais bientôt on se sent glacé, on aspire à l’air libre et chaud des champs que féconde le soleil : les vraies fleurs sont celles qui vivent, s’épanouissent et aiment.

Leconte de Lisle, comme Hugo, est un « mythologue « ; mais, au lieu de créer des mythes, il se contente trop souvent de mettre en vers toutes les mythologies, tantôt celle de la Grèce, tantôt celles de l’Orient et de l’Inde brahmanique, tantôt celle du Nord finnois et Scandinave, ou du moyen âge catholique et musulman. Il y avait dans cette nouvelle Légende des siècles une conception d’un véritable intérêt philosophique et même social, puisqu’il s’agissait de faire revivre, — dans leurs pensées intimes sur le monde et sur les dieux, — les types les plus variés des sociétés humaines. Mais, à force de « panthéisme » et d’« objectivité », le poète a fini par perdre ce don de l’émotion sympathique qui fait le fond même de la poésie. Dans cette voie, on aboutit à ce qu’on pourrait appeler la littérature glaciale. La sympathie de Leconte de Lisle n’est que celle de l’intelligence, qui baigne tout de sa même lumière immobile et sereine. Aux Grecs il a emprunté la conception d’une sorte de monde des formes et des idées qui est le monde même de l’art ; bannissant la passion et l’émotion humaines, on dirait qu’il voit toutes choses, comme