Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/321

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
261
les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

Spinoza, sous l’aspect de l’éternité. Il a voulu transporter l’art statuaire dans la poésie. La sienne en a la pureté de lignes et l’immobile majesté ; ses strophes semblent se détacher sur un fond que rien n’émeut ; ainsi la lumière fait ressortir la blancheur dure et lisse du marbre.

Ce culte des formes, par lequel il se rattache à la Grèce, n’exclut pas une sorte de dédain profond et final pour un monde qui, par cela même qu’il n’a d’intéressant que ces formes où se mire l’intelligence, n’est en somme qu’un monde d’apparences et d’illusions. La pensée grecque vient se rattacher à la pensée hindoue. L’art est une sorte de nirvana anticipé : avec un complet détachement de tout désir comme de tout regret, le poète, qui est aussi un sage, contemple le monde des lois et des types, enveloppant de leur immutabilité l’agitation des phénomènes, et il goûte par avance le repos du néant divin, qui nous « embaumera d’oubli[1] ».


Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre,
Informe dans son vide et sa stérilité,
L’abîme pacifique où gît la vanité
De ce qui fut le temps et l’espace et le nombre.


Quand les trois Nornes, assises sur les racines du frêne Yggrasill, symbole du monde, élèvent leurs voix tour à tour, la première chante le passé, car elle est la vieille Urda, « l’éternel souvenir », la seconde chante le présent solennel, le jour heureux et fécond où le juste est né :


Ce fruit sacré, désir des siècles, vient d’éclore.
...............
Tout est dit, tout est bien. Les siècles fatidiques
Ont tenu jusqu’au bout leurs promesses antiques.


Mais la troisième Norne, dont le regard perce l’avenir, répond :


Hélas ! rien d’éternel ne fleurit sous les cieux.
Il n’est rien d’immuable où palpite la vie.
La douleur fut domptée et non pas assouvie.


Le juste est né, le juste mourra. L’homme, dont le cœur seul, dans l’univers, a conçu la justice, disparaîtra, et la terre disparaîtra à son tour, et le ciel entier, avec ses étoiles. s’abîmera dans l’éternelle nuit.

  1. Néférou-Ra.