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dissolution des religions.

et moral ; Épicure, celle du bonheur qui doit être le but rationnel de la conduite, la règle du bien et du vrai même : pour leurs disciples ces deux grandes idées, au lieu d’être un des éléments de la vérité, étaient la vérité tout entière ; il n’y avait rien à chercher par delà. De même, de nos jours, les positivistes voient dans Auguste Comte non pas seulement un profond penseur, mais quelqu’un qui a mis pour ainsi dire le doigt sur la vérité définitive, qui, d’un seul élan, a parcouru tout le domaine de l’intelligence et en a tracé les limites. Il est strictement exact de dire qu’Auguste Comte est une sorte de Christ pour certains positivistes étroits, un Christ un peu plus récent et qui n’a pas eu le bonheur de mourir sur la croix. Chacune de ces sectes repose sur la croyance suivante : avant Pythagore, Épicure ou Comte, personne n’avait vu la vérité ; après eux, personne ne la verra sensiblement mieux. Une telle croyance est une négation implicite : 1o de la continuité historique, qui fait qu’un homme de génie est toujours plus ou moins l’expression de son siècle et qu’il ne faut pas rapporter à lui seul tout l’honneur de sa propre pensée ; 2o de l’évolution humaine, qui fait qu’un homme de génie ne peut pas être l’expression de tous les siècles, que son intelligence sera nécessairement dépassée un jour ou l’autre par la pensée humaine en marche, que la vérité découverte par lui n’est pas la vérité tout entière, mais un simple moyen pour découvrir des vérités nouvelles, un anneau dans une chaîne sans fin. On comprend encore un : deus dixit, ou, si on ne comprend pas, du moins on s’incline ; mais reproduire en faveur de quelqu’un, fût-ce de Jésus, le magister dixit du moyen âge, voilà qui semble étrange. Les géomètres ont toujours eu le plus grand respect pour Euclide, néanmoins chacun d’eux s’est efforcé d’ajouter quelque nouveau théorème à ceux qu’il avait déjà démontrés ; en est-il donc pour les vérités morales autrement que pour les vérités mathématiques ? Un seul homme peut-il tout comprendre et tout dire ? l’autocratie doit-elle régner sur les esprits ? Les protestants libéraux nous parlent du « secret de Jésus », mais il y a bien des secrets dans ce monde, chacun a le sien ; qui dira le secret des secrets, le dernier mot, l’explication suprême ? Probablement personne en particulier : la vérité est l’œuvre d’une immense coopération, il faut que tous les peuples et toutes les générations y travaillent. On ne peut ni parcourir d’un seul coup l’horizon ni le sup-