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dissolution des religions.

loppement, exigent une dépense considérable de force ; ils usent donc, ils fatiguent le peuple chez lequel ils se produisent. Après ces époques d’effervescence en viennent d’autres où la nation se repose, recueille ses forces ; c’est, pour ainsi dire, les époques de jachère dans la culture intellectuelle. Ces alternatives de repos et de production, de stérilité et de fécondité, se reproduiront dans le cours de l’histoire aussi longtemps qu’on n’aura pas trouvé un moyen de fertiliser l’esprit d’une manière continue, comme on fertilise la terre, et de faire pour ainsi dire monter indéfiniment la sève dans des fleurs indéfiniment épanouies. Peut-être y arrivera-t-on un jour ; peut-être trouvera-t-on dans l’éducation d’un peuple des procédés analogues à l’assolement, dont les agriculteurs se servent dans la culture des terres. Quoi qu’il en soit, dans l’histoire passée, la grandeur d’un peuple l’a trop souvent épuisé. Il ne s’ensuit pas qu’il faille prendre, pour ainsi dire, l’histoire à rebours et voir dans les périodes de tâtonnement, de barbarie, de despotisme, celles où la « loi de justice » a été le mieux observée et a sauvé les peuples.

Si la grandeur tue, il est beau de mourir par sa grandeur même ; mais, quand il s’agit d’une nation, la mort n’est jamais que partielle. Qui est la plus vivante aujourd’hui, quoi qu’en dise M. Matthew Arnold, de la Grèce ou de la Judée ? Qui sera la plus vivante demain, de la France abaissée aujourd’hui ou des nations qui semblent lui être supérieures ? Si nous étions parfaitement sûrs que la France représentât mieux qu’aucun autre peuple l’ « art » véritable et la véritable « science », nous pourrions affirmer en toute certitude qu’elle aura l’avenir, et dire avec confiance : Ismaël vivra. Il est vrai que, selon M. Matthew Arnold, Ismaël ne représente pas seulement le savant, mais le sensuel, « l’homme des désirs de la chair ». En vérité, il est étrange de voir des quakers dans ceux qui ont vaincu la France, et Paris n’est pas plus que Londres ou Berlin la Babylone moderne. Nous pourrions railler un peu à cet endroit les épouvantes mystiques de M. Matthew Arnold. Ce qu’il remarque très justement, c’est que le Français, dans la recherche même du plaisir, met plus de modération, plus de mesure, plus d’art que tout autre peuple ; par là il se rapproche donc, sinon du fond, du moins de la forme de toute morale, qui est, comme l’a montré Aristote, un juste milieu, un équilibre entre les penchants. Seulement, pour M. Matthew Arnold, sous cette forme morale