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l’irréligion chez les peuples. — la france.

se cache cette immoralité suprême : chercher la règle de la conduite non en Dieu, mais dans la propre nature humaine, faite de tendances diverses, tantôt élevées et tantôt inférieures. Cette immoralité, à son tour, constitue une sorte de danger social, celui de l’amollissement, de l’affaiblissemont d’un peuple. — Ce danger nous paraît illusoire, ou plutôt, si l’on peut ainsi parler, c’est une question qui regarde l’hygiène mieux que la morale : il faut que la science en vienne à tirer d’elle-même une règle de conduite. En réalité, les vrais savants sont encore ceux qui savent le mieux se diriger eux-mêmes dans la vie, et un peuple de savants ne laisserait guère cà désirer sous le rapport de la « conduite ; » cela prouve bien qu’il y a dans la science même un élément de direction pour l’avenir. Remarquons qu’il existe scientifiquement une antinomie entre la dépense cérébrale et la violence des appétits physiques. Les défenses imposées par une loi mystique ne font bien souvent qu’aviver les désirs, comme il est facile de le montrer par les exemples tirés du clergé au moyen âge. Il y a quelque chose de bien plus sûr : c’est l’extinction du désir même, c’est une sorte de dédain intellectuel remplaçant la terreur religieuse. La religion mahométane défend le vin à ses adeptes ; mais les subtils distingueront entre le vin et l’alcool, que Mahomet n’a pu formellement défendre, faute de le connaître. Puis, la foi religieuse, comme elle a ses subtilités d’interprétation, a ses défaillances ; au contraire, ne faites aucune défense mystique à un homme, mais élevez-le à un certain degré de développement intellectuel : il ne désirera même pas boire ; la culture l’aura transformé plus parfaitement qu’une religion n’eût pu le faire. En réalité, loin de diminuer toujours la valeur que les individus accordent au plaisir, les religions l’augmentent dans des proportions considérables, puisque, en face de tel plaisir et comme en balance avec lui, elles placent une éternité de peines. Lorsqu’un dévot cède à une tentation quelconque, il se représente donc la jouissance convoitée comme ayant en quelque sorte une valeur infinie, comme condensant en un instant une éternité de jouissance qui peut faire équilibre à une éternité de souffrance. Il y a dans cette conception, qui domine inconsciemment toute la conduite du croyant, une immoralité fondamentale. La crainte du châtiment donne toujours, comme l’ont remarqué bien des fois les psychologues, une sorte de saveur particulière au plaisir ;