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dissolution des religions.

de son pré, ou plutôt du pré voisin qu’il convoite. Un boucher de petite ville n’aura qu’un enfant afin d’en faire un boucher comme lui, son successeur ; s’il en avait deux, le second serait peut être forcé de se faire boulanger, menuisier, serrurier : quel malheur, et comment vivre si l’on n’est pas boucher ! Le rentier paresseux, dont la quarantaine se passe entre les femmes et les chevaux, ne rêve pour son héritier rien de meilleur que la paresse. Au contraire, ceux qui sentent vivement tel ou tel inconvénient inhérent à leur état s’imaginent qu’ils obtiendront, pour leur fils, le bonheur parfait par cela seul qu’ils supprimeront pour lui cet inconvénient. Le journalier laborieux, le petit commerçant, le fonctionnaire qui a travaillé toute sa vie dix ou douze heures sur vingt-quatre, et qui n’a jamais eu qu’un désir, se reposer, imagine que la vie de son fils sera nécessairement bien plus heureuse si ce fils peut travailler moins. Les quatre-vingt-quinze centièmes de l’humanité étant soumis à un dur travail, quatre-vingt-quinze hommes sur cent s’imaginent que le bonheur suprême consisterait à pouvoir ne rien faire. La plupart ignorent absolument que le bonheur, toutes circonstances égales, n’est jamais exactement proportionnel à la richesse et que, suivant un théorème de Laplace, si la fortune croît selon une progression géométrique, le bonheur croîtra tout au plus selon une progression arithmétique : le millionnaire n’a guère à sa portée qu’une fraction de bonheur de plus que le bon ouvrier gagnant assez pour vivre. Enfin la fortune n’a tout son prix que pour celui qui l’a acquise lui-même, qui sait ce qu’elle vaut, qui la regarde avec la satisfaction de l’artiste regardant son œuvre, du propriétaire contemplant sa maison, du paysan mesurant son champ. Aussi la fortune a-t-elle toujours un prix plus grand pour le père qui l’a faite que pour le fils, qui souvent la défera. S’il est un axiome dont les pères de famille devraient se pénétrer, c’est le suivant : un fils robuste et intelligent, muni de l’éducation aujourd’hui indispensable, a d’autant plus de chance d’être heureux qu’il sera plus occupé dans la vie, et il ne sera occupé que si une fortune ne lui tombe pas du ciel à sa majorité. Pour faire le bonheur d’un enfant, le plus sûr n’est donc pas de lui donner une fortune, mais de lui donner tous les moyens de l’acquérir, s’il le veut et s’il prend la fortune pour but[1].

  1. Nous croyons par exemple qu’un père de famille, lorsqu’il dote son fils à vingt-cinq ans, pourrait souvent prendre pour mesure de sa générosité la