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la genèse des religions.

c’est un dérangement imprévu dans l’ordre de causation des phénomènes ; mais, pour une intelligence primitive, qui n’est pas encore arrivée à la période de maturité scientifique, « il n’y a pas d’idée de causation naturelle, donc pas de surprise fondée en raison[1]. » Les Fuégiens, les Australiens montrent la plus complète indifférence en présence de choses absolument nouvelles pour eux, et réellement étonnantes. Suivant Dampier, les Australiens qu’il avait à son bord ne firent attention à rien dans le vaisseau qu’à ce qu’ils auraient à manger. Les miroirs mêmes ne réussissent pas à étonner les sauvages de race inférieure ; ils s’en amusent, mais ne témoignent ni surprise ni curiosité. Quand Park demandait aux nègres : « Que devient le soleil pendant la nuit ? Est-ce le même soleil que nous voyons le lendemain, ou un autre ? » ils ne lui faisaient aucune réponse et trouvaient la question puérile. Spix et Martius nous rapportent « qu’on n’a pas plus tôt commencé à questionner l’Indien du Brésil sur sa langue, qu’il montre de l’impatience, se plaint de mal de tête, et prouve qu’il est incapable de supporter le travail d’esprit. De même, les Abipones, lorsqu’ils ne peuvent comprendre quelque chose à première vue, se montrent bientôt fatigués de l’examiner et s’écrient : « Qu’est-ce, après tout, que cela ? » — Il semble, dit sir John Lubbock, que l’esprit du sauvage se balance dans une sorte de va-et-vient sans sortir de sa faiblesse, sans se fixer jamais sur une chose déterminée. Il accepte ce qu’il voit, comme fait l’animal ; il s’adapte spontanément au monde qui l’entoure ; l’étonnement, l’admiration, condition de toute adoration, est au-dessus de lui. Accoutumé à la régularité de la nature, il attend patiemment la succession des phénomènes qu’il a déjà observés : l’habitude machinale étouffe chez lui l’intelligence.

En somme, selon M. Spencer, tous les faits d’observation sur lesquels repose la vieille théorie fétichiste seraient entachés d’inexactitude ; ils seraient empruntés aux récits des premiers voyageurs, qui ne s’étaient guère trouvés en contact qu’avec des races déjà dégrossies et à demi-civilisées. « Peu à peu, dit-il, l’idée que le fétichisme est primordial a pris possession de l’esprit des hommes, et comme la prévention fait les neuf dixièmes de la croyance, elle est restée maîtresse du terrain à peu près sans conteste ; je

  1. M. Spencer, Princ. de sociologie, t. I, p. 128.