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la physique religieuse et le sociomorphisme.

chose inanimée, deviennent oiseaux ou insectes, la chair morte se change en vers vivants, une effigie, sous l’influence du souvenir qui en ranime les traits, semble respirer et revivre[1].

L’animal n’est pas assez maître de ses sensations pour en suivre les modifications successives ; il n’assiste pas, comme l’homme, au progrès, au mouvement perpétuel qui transforme toutes choses. La nature est pour lui une série de tableaux détachés dont il ne saisit pas les contrastes et les visibles discordances. Quand l’homme, au contraire, accompag’ne du regard l’évolution plus ou moins lente des choses, il voit s’effacer toute différence fondamentale entre l’animé et l’inanimé, il assiste au travail sourd qui fait jaillir la vie des objets les plus inertes en apparence. Dans cette naïveté même avec laquelle il interprète la nature, n’y a-t-il pas quelque chose de profond, de rationnellement justifiable ? La poésie est souvent la plus pénétrante des philosophies. Qui de nous ne s’est demandé parfois si une vie puissante et cachée ne circule pas à notre insu dans les grandes montagnes dressées vers le ciel, dans les arbres immobiles, dans les mers éternellement agitées, et si la nature muette ne pense pas à quelque chose d’inconnu pour nous ? Puisque, encore aujourd’hui, nous en sommes là, croit-on qu’il nous serait facile de convaincre de ses erreurs un de ces hommes primitifs qui crurent sentir palpiter ce que les Allemands appellent le « cœur de la nature ? » Après tout, cet homme avait-il tort ? Tout vit autour de nous, rien n’est inanimé qu’en apparence, et l’inertie est un mot ; la nature est une tension, une aspiration universelle. La science moderne peut seule mesurer plus ou moins les degrés de cette activité répandue en tout, nous montrer qu’elle est ici diffuse, là concentrée et consciente, nous faire con-

  1. Les sauvages prétendent voir remuer les yeux des portraits. J’ai vu un enfant de deux ans, habitué à jocer avec des gravures, ranger pourtant un jour brusquement et avec effroi le doigt de sa grand’mère posé sur l’image d’une bête féroce : « Grosse bête mordre bonne maman ! » — Ces idées, qui suppriment toute différence profonde et définitive entre l’animé et l’inanimé, sont maintenant encore ancrées dans les esprits : un homme d’une éducation distinguée me soutenait un jour fort sérieusement que certaines sources pétrifiantes des Pyrénées avaient la propriété de changer en serpents les bâtons qu’on y plantait. Pour celui qui s’imagine ainsi qu’un bout de bois peut devenir un serpent, quoi d’étonnant à penser que le bois vit (même le bois mort), que la source vit (surtout les sources de propriétés si merveilleuses), enfin que la montagne vit ? Tout s’anime à ses yeux et se revêt d’un pouvoir magique.