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la genèse des religions.

naître la différence qui sépare les organismes supérieurs des organismes inférieurs, et ceux-ci des mécanismes, des assemblages rudimentaires de la matière. Pour l’homme primitif, à qui toutes ces distinctions, toutes ces graduations sont impossibles, il n’y a qu’une chose évidente, c’est que la nature tout entière vit ; et il conçoit naturellement cette vie sur le type de la sienne, comme accompagnée d’une conscience, d’une intelligence d’autant plus étonnante qu’elle est plus mystérieuse ; encore une fois il est homme et il humanise la nature ; il vit en société avec d’autres hommes, et il étend à toutes choses les relations sociales d’amitié ou d’inimitié.

De là à diviniser la nature, il n’y a plus qu’un pas ; essayons de le franchir. Qui dit un dieu, dit un être vivant et fort, particulièrement digne de crainte, de respect ou de reconnaissance. Nous avons déjà la notion de vie ; il nous faut maintenant celle de puissance, seule capable d’inspirer le respect à l’homme primitif. Cette notion ne semble pas d’abord difficile à olatenir, car celui qui place vie et volonté dans la nature ne peut tarder à reconnaître en certains grands phénomènes la manifestation d’une volonté beaucoup plus puissante que celle des hommes, conséquemment plus redoutable et plus respectable. Cependant, ici encore, nous rencontrons les objections sérieuses de M. Spencer, celles d’anthropologisles comme M. Le Bon : la question va de nouveau se compliquer.

Selon M. Spencer, nous l’avons vu, les phénomènes les plus importants de la nature, entre autres le lever et le coucher du soleil, sont précisément ceux qui ont dû frapper le moins l’homme primitif ; il n’y voyait rien d’extraordinaire puisque cela arrive tous les jours ; il n’éprouvait donc en face d’eux ni étonnement, ni admiration. Cet argument, fort ingénieux, n’est-il pas aussi un peu sophistique ? Si on le poussait jusqu’au bout, il reviendrait à soutenir qu’il n’y a rien dans la nature d’inattendu, rien qui rompe les associations d’idées préconçues, rien qui semble manifester l’intervention subilede puissances fortes ouiolentcs. Or, tout au contraire, la nature est à notre égard pleine de surprises et de terreurs. La journée était belle ; tout d’un coup les nuages s’assemblent, le tonnerre éclate. On sait le tremblement qui saisit les animaux au bruit du tonnerre ; dans les montagnes surtout, les roulements qui se répercutent leur causent une terreur indicible ; les troupeaux de bœufs sont affolés, se perdent souvent en se jetant tête