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LA MORALE ANGLAISE CONTEMPORAINE

On peut saisir maintenant, d’après cette esquisse, la vie et le caractère de Bentham : singulier mélange d’enthousiasme et de calcul, de philanthropie et de sécheresse, de . charité et de dureté ; il y manque l’onction, la grâce aimante, un je ne sais quoi enfin qui fait souvent défaut à nos voisins d’outre-mer. La secte des benthamistes est du même pays qui a produit dans la religion la secte des quakers. Il y a un certain sentiment esthétique qui est inséparable pour nous du sentiment moral ou religieux, et qui peut s’en séparer pour l’esprit anglais. — Nous retrouverons dans la doctrine de Bentham les mêmes traits qui nous frappent dans son caractère et dans sa vie. I. — Bentham raconte qu’il cherchait depuis longtemps un système de morale auquel il put s’attacher, lorsqu’un livre du docteur Priestley, à présent oublié, lui tomba par

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  1. ques tours de jardin : c’était un emploi habile et économique de ses heures, un moyen de soigner sa santé. Le vieillard, tout en se promenant dans ses allées, Tesprit agité de mille pensées, nous entretint avec chaleur des plans qu’il méditait et de l’avenir des peuples... Il ne marchait pas, il courait ; sa voix était perçante, et ses phrases étaient souvent interrompues... Il s’arrêta devant deux cotonniers, arbres magnifiques placés à l’extrémité du jardin, et me fit lire ces mots : Dédié au prince des poêles. En effet, c’est dans une maison située dans ce lieu même que le grand Milton a longtemps vécu.

    « Mon jeune ami, me dit-il, je songe à couper ces arbres et à transi former en écoles chrestomalHiques la maison de Milton, le berceau du Paradis perdu . Seriez-vous encore sensible aux délicatesses idéales et poétiques que le monde vante ? Tant pis pour vous ! »

    Ainsi, pensais-je, où le grand poëte respirait librement dans la solitude de son génie, une multitude bruyante se rassemblera tous les jours ; leurs querelles profaneront ce lieu sacré ! Bentham devina ma pensée et me dit : « Je ne méprise pas Milton, mais il appartient au passé, et le passé ne sert à rien. » Après tout, Milton, qui a été maître d’école, ressemblait beaucoup à Bentham. Même physionomie sévère et douce ; même expression d’autorité puritaine ; même irritabilité de caractère, corrigée par Tliabitude et la raison ; même son de voix argentin ; même chevelure épaisse et négligée. Il ressemblait aussi un peu à Franklin, dont les traits exprimaient plus de fine malice, et à Charles Fox, dont il avait le regard perçant et l’inquiétude ardente ; son œil vif étincelait pour ainsi dire dans le vide ; on devinait que son regard s’occupait de chiffres invisibles et de problèmes lointains.

    Des gouttes de pluie nous forcèrent à rentrer avec le philosophe. Il s’assit dans son fauteuil et se mit à préluder sur son piano, l’œil fixé sur une perspective de verdure, pour se préparer, nous disait-il, à un travail sur la réforme des prisons. Il s’occupait alors de régler son panopticon circulaire, espèce de ruche transparente où chacun des malades moraux avait sa loge à part : il devait se placer au milieu d’eux tous, examiner de ce point central les actes de chacun, sermonner sa confrérie, lui donner du travail, lui enlever tout moyeh de nuire, la nourrir, la vêiir et la chausser, puis, après l’avoir convaincue, moitié de force, moitié par ses arguments, que tout était pour son bien, il espérait lui ouvrir les portes et rendre à la société la troupe parfaitement convertie. » (Philarète Chasles, Mémoires, p. 164.)