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BENTHAM

hasard sous la main ; il y trouva pour la première fois cette formule écrite en italiques : Le plus grand bonheur du plus grand nombre : « A cette vue, je m’écriai transporté de joie, comme Archimède lorsqu’il découvrit le principe fondamental de l’hydrostatique : Je l’ai trouvé, Εὕρηκα(1) ! » Tout jeune encore, dès sa treizième année, il s’indignait en traduisant Cicéron et en y apprenant que la douleur n’est pas un mal. Pourtant, utilitaire par nature, il n’avait pu trouver immédiatement une formule qui rendît bien toute sa pensée : le livre de Priestley la lui révéla ; depuis, il ne l’abandonna plus(2). Il y puise la confiance et l’enthousiasme, sinon le génie des grands novateurs. « Qu’ai-je à craindre ? s’écrie-t-il. Je démontrerai avec tant d’évidence que l’objet, le motif, le but de mes investigations est l’augmentation de la félicité générale, qu’il sera impossible à qui que ce soit de faire croire le contraire. » Les disciples de Bentham comparent leur maître à Descartes. « Donnez-moi la matière et le mouvement, disait Descartes, et je ferai le monde ; » mais Descartes ne parlait que du monde physique, œuvre inerte et insensible ; en vain le mouvement emportait ses tourbillons, Descartes ne pouvait introduire en eux le moindre plaisir, la moindre jouissance, et sa mécanique ne faisait point la vie : il ne pouvait créer, artiste inférieur, qu’un monde inférieur. « Donnez-moi, peut dire à son tour Bentham, donnez-moi les affections humaines, la joie et la douleur, la peine et le plaisir, et je créerai un monde moral. Je produirai non-seulement la justice, mais encore la générosité, le patriotisme, la philanthropie et toutes les vertus aimables ou sublimes dans leur pureté et leur exaltation(3). »

On voit combien grande est l’ambition de Bentham et de ses disciples. Le but qu’ils se proposent est du reste le même que poursuit toute l’école anglaise contemporaine : c’est de construire le monde moral tout entier avec la sensation seule. Voici les principes que pose, au début de son principal ouvrage, le rénovateur de la morale anglaise : « La

1. [1]

2. [2]

3. [3]

  1. Déontologie, I, 22 (trad. franc.).
  2. Sur la fin de sa vie seulement, il y substitua cette formule : Maximisation du bonheur, qui ne dit rien de plus, mais qui a le mérite de ne donner lieu à aucune équivoque. — Outre Priestley, il faut compter, parmi les écrivains qui durent avoir une grande influence sur l’esprit de Bentham, Heivétius, qu’il avait lu dès l’âge de douze ans, Hartley et Paley.
  3. Déont., préf., p. 3. John Bowring, introd. au 2= vol. de la Déontologie, p. 17.