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AVANT-PROPOS

sée. Seulement il y a deux procédés pour introduire l’ordre dans toute doctrine humaine. On peut à l’avance, et sans même connaître les diverses doctrines, dresser un cadre tout fait dans lequel on les fera rentrer, établir un certain nombre de divisions et de subdivisions artificielles qu’on appliquera successivement à tout auteur quel qu’il soit. C’est là le procédé le plus simple, celui

    morale utilitaire, les pages qui concernent spécialement notre exposition d’Épicure : « Le mémoire inscrit sous le n° 2 et portant pour épigraphe τὸ παρ’ ἡμᾶς ἀδέσποτον, etc., est un ouvrage de 1300 pages in-quarto, qui promet par ses dimensions mêmes des recherches considérables, et qui tient encore au-delà de ce qu’il promet… L’auteur excelle (ce n’est pas trop dire) dans l’interprétation et la restitution des doctrines tant anciennes que modernes. Nous sommes unanimes à signaler à l’attention de l’Académie une étude singulièrement approfondie sur Épicure, traité avec un soin tout particulier par l’auteur, qui voit en lui l’utilitarisme à la fois naissant et presque achevé des sa naissance (ce qui semble être une légère contradiction avec la théorie des trois périodes si fortement caractérisées par l’auteur dans l’histoire de la doctrine utilitaire). Je ne dirai pas que l’Épicure de ce Mémoire soit de tout point le véritable Épicure, mais c’est assurément un Épicure renouvelé par une force et une hardiesse d’interprétation que nous avons rarement vues à ce degré. L’explication du plaisir du ventre, si souvent reproché à Épicure, et qui n’est, selon l’auteur, que la racine première, le commencement physiologique du bonheur, au lieu d’en être le terme et le but ; la transformation de la volupté qui se change en intérêt par l’idée de temps ; l’idée du bonheur épicurien qui comprend le bonheur complet de la vie, la nécessitée d’en exclure la peine, et pour cela (afin de laisser le bonheur à la portée de tous) d’en exclure tout élément difficile à se procurer, comme la richesse, le luxe, les honneurs, le pouvoir ; le sens nouveau attribué à l’ataraxie, qui ne serait plus, comme d’excellents juges l’ont pensé, un principe négatif, mais au contraire un principe d’harmonie ; les plaisirs de l’âme enfin, et toute une théorie assez inattendue de la liberté morale ; le souverain bonheur devenant le bonheur de l’âme et absorbant en lui tous les autres ; la science libératrice détruisant les dieux et la nécessité même ; enfin, Épicure devançant le Contrat social par sa théorie de la justice, tout cela évidemment ne passera pas sous le regard de la critique sans contradiction. De ces traits rassemblés avec un art rempli de prestige, il ressort une figure singulièrement idéalisée d’Épicure, qui ne ressemble guère, il faut le dire, au portrait dédaigneux que Cicéron nous a tracé dans le De finibus bonorum et malorum. Pour notre part, nous nous garderons bien de souscrire d’emblée à cette hardiesse d’exégèse qui fonde, par exemple, toute une théorie scientifique de la liberté sur la pauvre invention du clinamen, et