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ÉPICURE

Démocrite, se trouve encore en présence d’une nécessité dernière, la plus inévitable de toutes, celle de la mort. Affranchir l’homme de la crainte de la mort, tel sera donc en fin de compte l’objet suprême de la doctrine d’Epicure. « Il n’y a rien de redoutable dans la vie, dit ce dernier, pour celui qui sait qu’il n’y a rien de redoutable dans la privation de la vie[1]. »

La théorie d’Epicure sur la mort est peut-être l’effort le plus remarquable qui ait été tenté pour délivrer l’esprit humain de toute crainte de la mort, et cela abstraction faite de la croyance à l’immortalité. Lorsque, trois siècles après Epicure, le christianisme apparut et affirma avec tant de force la survivance et la résurrection, les théories épicuriennes sur la mort tombèrent dans l’abandon. De nos jours où le christianisme a beaucoup perdu de sa force, où l’on ne se contente plus à l’égard de l’immortalité des affirmations gratuites d’une religion, où la conception épicurienne de l’univers reparaît dans les sciences et semble jusqu’à nouvel ordre la plus voisine de la vérité, il est intéressant d’étudier l’attitude que la morale du bonheur avait prise avec Epicure en face de la mort, d’examiner si les critiques dont ce philosophe a été l’objet sont toutes sérieuses, et quel est le point précis où sa théorie se montre insuffisante. Chemin faisant, nous aurons à relever plus d’une analogie entre les doctrines d’Epicure et celles de Schopenhauer, de Strauss, de Feuerbach et d’autres penseurs contemporains.

I. — Pour comprendre en son vrai sens la théorie épicurienne, il faut d’abord se dépouiller des idées que le christianisme a plus ou moins inculquées à tous au sujet de la mort. Dans la crainte de la mort l’imagination entre pour une part égale à celle de la raison ; suivant Epicure même, l’imagination est tout ; or l’imagination des anciens était fort surexcitée à l’endroit de la mort, et autrement que celle des modernes. D’après les images des poètes et les traditions religieuses, on peut conjecturer que les premiers peuples se sont représenté la mort par une induction tirée du sommeil. Or le sommeil le plus profond n’est jamais dé-

  1. Diog. L., x, 125 : Οὐθὲν γάρ ἔστιν ἐν τῷ ζῆν δεινόν, τῳ χατειληφότι γνησίως τὸ μηδὲν ὑπάρχειν ἐν τῷ μὴ ζῆν δεινόν.