Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
111
THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

cela n’implique ni douleur, ni plaisir, conséquemment ni bien ni mal pour celui qui n’existe plus. Mais Epicure en tire une seconde conséquence et étend le raisonnement à celui qui existe encore : il parle un peu trop aux vivants comme s’ils étaient déjà morts. Quand il nous dit : « la mort en elle-même n’est point un mal, » on pourrait lui répondre avec Bayle : « C’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant. » En poussant jusqu’au bout le raisonnement d’Epicure on arriverait à soutenir qu’il est inutile de se détourner d’un précipice ; car, une fois qu’on y sera tombé, on ne souffrira plus, et lorsqu’on n’y est pas tombé, on ne souffre pas encore. C’est à peu près ce que va dire Epicure dans le passage suivant, plein de toute la subtilité grecque, et qui eût charmé Gorgias ou Protagoras. « Lorsque nous sommes, la mort n’est pas ; lorsque la mort est, nous ne sommes plus. Elle n’est donc ni pour les vivants ni pour les morts ; car pour ceux qui sont, elle n’est pas ; et ceux pour qui elle est ne sont plus[1]. »

La mort, n’étant donc point un mal au moment où elle est arrivée, ne peut, selon Epicure, devenir un mal pour l’imagination qui la prévoit. « Insensé celui qui dit qu’il craint la mort, non parce qu’une fois présente elle l’affligera, mais parce que encore future elle l’afflige ; car ce qui, une fois présent, n’apporte pas de trouble, ne peut, étant encore à venir, affliger que par une vaine opinion[2]. »

Notre avenir, ajoute Lucrèce, ne doit pas plus nous préoccuper que notre passé : ne venons-nous pas du néant, n’avons-nous pas la mort avant la vie ? « Vois combien nous est indifférente l’éternité passée, qui fut avant que nous naissions[3]. C’est le miroir où la nature nous montre les temps futurs qui seront après notre mort. Rien d’effrayant t’y apparaît-il ? rien de triste ? N’est-ce pas une tranquillité plus grande que tout sommeil ? » — De nos jours cet argument des Epicuriens a été reproduit par Schopenhauer. Comme

  1. Diog. Laërt., 125. Οὔτε οὖν πρὸς τοὺς ζῶντας ἐστίν, οὔτε πρὸς τοὺς τετελευτηχότας.
  2. Diog. L., x, ibid. Ὁ παρὸν οὐκ ἐνοχλεῖ, προσδοκώµενον κενῶς λυπεῖ.
  3. Lucr., III, 985.