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THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

l’éternité en perspective lui donnerait le frisson[1]. » Même opinion dans Büchner : à en croire ce dernier, l’humanité a personnifié dans la légende d’Ahasvérus la crainte instinctive qu’elle éprouve à l’idée d’une vie immortelle[2].

Selon Epicure, tout désir qui n'a pas sa confirmation dans la nature même, doit être supprimé. Le désir de l’immortalité (ὁ τῆς ἀθανασίας πόθος) doit donc disparaître en nous comme tant d’autres, comme ceux des richesses, des honneurs : c’est de ce désir surtout qu’il faut dire qu’il « tombe dans l’indéfini », εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει. Le sage n’envie pas plus le prétendu bonheur de l’immortalité qu’il n’envie les couronnes données aux poètes, les statues élevées aux conquérants. « Il n’est point comme suspendu aux choses futures, mais il les attend[3]. » Il ne s’inquiète point du nombre de jours que lui garde l’avenir indéterminé. « Il faut se rappeler, dit Epicure, que le temps à venir n’est ni nôtre ni tout-à-fait non nôtre, afin que nous ne l’attendions point à coup sûr comme devant être, et que nous n’en désespérions point comme ne devant absolument pas être[4]. »

Pour justifier au point de vue même de l'épicurisme le désir de l’immortalité et la crainte de la mort, on pourrait répondre : Le bien étant le plaisir, si le plaisir est raccourci et interrompu par la mort, le bien est diminué ; la mort, tout en n’étant pas un mal au sens absolu du mot, est un moindre bien ; elle est donc un légitime objet d’aversion pour l’être qui tend au plus grand bien ; l’immortalité, au contraire, si on la concevait comme la perpétuité de la jouissance, serait un légitime objet de désir.

C’est sans doute pour répondre à quelque argument de ce genre qu’Epicure imagina une de ses théories les plus originales et les plus paradoxales.

A l'en croire, non-seulement nous pouvons être heureux indépendamment de l’avenir, indépendamment de l’immortalité, mais l’immortalité n’augmenterait pas

  1. Strauss, L’ancienne et la nouvelle foi (trad, franç.), p. 116.
  2. Bentham avait également exprimé des idées analogues dans son livre de la Religion naturelle (trad. Cazelles, p. 8).
  3. De fin., I, xix, 62 : « Neque pendet ex futuris, sed exspectat illa. »
  4. Diog. Laërt., x, 129. Τὸ µέλλον, οὔτε ἡμέτερον οὔτε πάντως οὐχ ἡμέτερον.