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ÉPICURE

est passagère et limitée ? » Et s’appuyant sur cette comparaison de la vie avec une sonate qu’il dépend de nous de rendre sublime, tandis que la mort est l’éternel silence, Feuerbach attaque comme Epicure les religions et les philosophies de son temps, qui veulent faire de la vie un néant, et rendre le néant plus désirable que la vie : « Ce avec quoi l’on ne dit rien, l’on ne pense rien, l’on ne détermine rien, est-ce autre chose que rien ? Comment faut-il les nommer, ceux qui font du rien quelque chose, et qui, en retour, réduisent à rien la réalité de la vie ? Ils se donnent le nom de chrétiens, d’hommes pieux, de rationalistes, de philosophes même ; toi nomme-les fous, insensés, et affirme encore à ton dernier souffle la realité et la verité de cette vie. »

Cette affirmation suprême, c’est celle qu’Epicure, comme nous le verrons, proféra en mourant.

III. — Si nous ne devons pas craindre la mort, il ne s’ensuit pas, selon Epicure, que nous devions la désirer. Il ne faudrait pas pousser trop loin sa doctrine, et croire qu’il aboutisse à prêcher le dégoût de la vie et le renoncement à l’existence. Loin de là ; nous savons que la mort supprime la faculté de sentir ; que les sens sont la condition du plaisir, et que le plaisir est la seule fin des êtres ; une chose qui n’est pas un plaisir ne peut donc être en elle-même une fin. Aussi, dit Sénèque, Epicure ne reprend-il pas moins ceux qui aspirent à mourir que ceux qui redoutent de mourir[1]. « Le sage, dit Epicure lui-même, ne craint point de ne pas vivre, et la vie ne lui est pas non plus à charge[2]. » Sur ce point Epicure se trouve en opposition avec un philosophe fameux de son époque, Hégésias, dont les doctrines rappellent celles de nos modernes pessimistes. Hégésias, disciple indirect d’Aristippe, partait pourtant de principes analogues à ceux d’Epicure lui-même, à savoir que le plaisir est le seul bien[3] ; mais, suivant lui, ce bien se rencontre rarement en sa plénitude ; le plus souvent, l’espérance entraîne avec elle la déception,

  1. Sen., Epist., 24, 22. « Objurgat Epicurus, non minus eos qui mortem concupiscunt, quam eos qui timent. »
  2. Diog. Laërt., x, 126, 127. Οὔτε φοθεῖται τὸ μὴ ζῆν · οὔτε γὰρ αὐτῷ προσίσταται τὸ ζην.
  3. Diog. Laërt., II, viii, 93.