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THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

Nos efforts passés eux-mêmes nous engagent ; nous ne voulons pas qu’ils soient vains : l’homme n’est pas comme l’enfant, qui n’a devant lui que l’avenir, et qui peut en faire bon marché ; il a tout un passé avec lequel il lui faut compter, et qui le pousse en avant.

Pour expliquer la crainte de la mort, Pascal disait : « On meurt seul. » Ce n’est pas absolument exact : il n’y a que l’épicurien bien convaincu qui puisse mourir seul ; chaque homme porte généralement avec soi tout un long souvenir d’affections, tout un monde de pensées impersonnelles, de désirs généreux, qu’il ne peut se résoudre à abandonner ; c’est là ce qui fait sa force dans la vie, sa tristesse en face de la mort. Si on était dans une complète solitude morale, on mourrait fort gaiement, comme nos ancêtres les Gaulois. Plus on est courageux et fort, moins on craint la souffrance qui accompagne la mort, et cependant on peut redouter la mort même, qui ne vous atteint pas seul, mais anéantit la volonté aspirant au mieux, l’œuvre commencée. La grandeur de « l’art » nous fait alors songer davantage, comme le vieil Hippocrate, à la briéveté de la vie. Quand cette vie est conçue comme un effort persévérant, une lutte pour la réalisation du bien et du beau, cette lutte n’a pas de sens si elle n’a le triomphe pour but ; or la mort vient empêcher brusquement ce triomphe. Rien de plus navrant que de mourir dans une défaite, ou seulement quand l’issue du combat est incertaine ; au contraire les soldats meurent gaiement quand ils voient la victoire gagnée : ils se disent que du moins ils n’ont pas perdu leur vie en la donnant.

Quant à ceux pour qui l’existence n’est qu’un jeu, un divertissement, ils peuvent sans contradiction ne pas s’affliger de la voir finir. On ne peut pas éternellement se divertir. Si on ne prend la vie qu’à la surface, on s’en fatigue ; si on la prend dans ce qu’elle a de profond, on s’y attache. L’épicurien, lui, ne s’y attache pas de cette manière.

Par une loi naturelle, tout plaisir prolongé est suivi de dégoût. Lucrèce fait dire par la Nature à l’homme qui s’afflige de mourir : « Crois-tu que j’inventerai pour toi quelque nouveau plaisir ? il n’en est rien ; toutes choses sont toujours les mêmes[1]. » Cette mo-

  1. Lucr., III, 944 et ss.