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ÉPICURE

prirent parfaitement, qui les tourmenta beaucoup et dont ils proposèrent tour à tour diverses solutions. L’épicurien a besoin de l’amitié, et l’amitié elle-même a besoin, pour subsister, de désintéressement : voilà bien la difficulté. Mais, après tout, pourquoi l’épicurien ne pourrait-il être provisoirement désintéressé ? Le désintéressement sera pour lui un simple moyen ; mais il peut s’en servir comme de toute autre chose, en vue de son bonheur. Il peut paraître se détourner de son but pour mieux l’atteindre. « Sans l’amitié nous ne pouvons en aucune manière posséder un bonheur solide et durable ; mais nous ne pouvons conserver l’amitié, si nous n’aimons nos amis comme nous-mêmes : donc ce résultat se produit dans l’amitié, et ainsi l’amitié se lie étroitement avec le plaisir. Nous jouissons de la joie de nos amis comme de la nôtre, et semblablement nous souffrons de leurs douleurs[1]. » Dans ce passage où Epicure devance les « genèses de sentiments » de l’école anglaise contemporaine, on voit l’amitié, d’abord tout intéressée, se modifier peu à peu sous l’action de l’intérêt même, et tendre au désintéressement. « C’est pourquoi, conclut Epicure, le sage aura toujours pour ses amis les mêmes sentiments que pour lui-même ; et toutes les peines qu’il prendrait pour se procurer à lui-même du plaisir, il les « prendra pour en procurer à son ami[2]. » Bien plus, dans l’amitié, « il est plus agréable de faire du bien que d’en recevoir[3]. »

Il est remarquable que, dans cette théorie de l’amitié, Epicure exprime exactement les mêmes idées que Bentham reproduira vingt siècles plus tard. En effet, Bentham, après avoir pris comme Epicure son point de départ dans l’égoïsme, en vient cependant a reconnaître que les jouissances de la sympathie et de l’affec-

  1. Cic, De fin., I, xx, 67 : « Quod quia nullo modo sine amicitia firmam et perpetuam jucunditatem vitæ tenere possumus, neque vero ipsam amicitiam tueri, nisi æque amicos et nosmetipsos diligamus, idcirco et hoc ipsum efficitur in amicitia, et amicitia cum voluptate connectitur. Nam et lætamur amicorum lætitia æque atque nostra, et pariter dolemus angoribus. »
  2. De fin., ib., 68 : « Quocirca eodem modo sapiens erit affectus erga amicum, quo in seipsum, quosque labores propter suam voluptatem susciperet, eosdem suscipiet propter amici voluptatem. »
  3. Plut., Non. pos. s. v. s. Epic, 1100.