Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
137
THÉORIE D’ÉPICURE SUR L’AMITIÉ

parfaite : conspiratio amoris, écrit Cicéron. La famille même d’Epicure donnait l’exemple : « C’est chose merveilleuse, dit Plutarque, comme ses frères étaient affectionnés envers lui[1]. » Son disciple Métrodore était devenu un autre lui-même ; ils ne se quittaient jamais : nous avons au Louvre un marbre qui représente sur une de ses faces Epicure, sur l’autre son inséparable ami. Pendant le siège d’Athènes par Démétrius, Epicure nourrit tous les disciples qui étaient restés auprès de lui[2]. Enfin cette tradition d’amitié se propagea dans son école plus que dans toute autre. En Grèce on citait de beaux exemples d’amitié épicurienne[3]. Dans le dialogue de Cicéron, Torquatus fait observer qu’en remontant jusqu’à Thésée, on trouve à peine trois couples d’amis célèbres : tant l’amitié tient peu de place dans les fables antiques, signe qu’elle en tenait encore moins dans la vie réelle ; « mais quels nombreux groupes d’amis Epicure a rassemblés dans sa maison, qui pourtant n’était pas grande !… C’est encore aujourd’hui l’habitude des Epicuriens[4]. » La fidélité dans l’amitié est l’une des principales qualités reconnues aux Epicuriens par Cicéron et Sénèque. Ils vivaient dans une espèce de solidarité mutuelle, analogue à celle des premiers Chrétiens ; ils se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics ; non-seulement ils célébraient ensemble tous les ans l’anniversaire de la naissance d’Epicure, mais chaque mois ils se réunissaient dans des repas communs[5]. Nulle autre secte de l’antiquité ne présenta pendant des siècles une telle entente, une telle cohésion intellectuelle et morale.

On le voit, on ne peut reprocher à Epicure et aux Epicuriens de n’avoir pas tenu à assez haut prix l’amitié. Ils l’ont même plus vantée et plus pratiquée que leurs adversaires les Stoïciens. Lorsqu’on prend simplement pour but de conduite le bonheur, on sent mieux son

  1. Plut., de l’Amit. fr., 33.
  2. Plut., Dem., 45.
  3. V. Maxim., I., 8, 17.
  4. De fin, I, XX, 65 : « At vero Epicurus una in domo, et ea quidem angusta, quam magnos quantaque amoris conspiratione consentientes tenuit amicorum greges ! quod fit etiam nunc ab Epicureis. » — Cette amitié n’excluait pas la franchise, si l’on en croit Philodème. (Volum. herculan., fr. 15, 72, 73, περἰ παῤῥησίας.)
  5. Cic, De fin., II, xxxi, 101 ; V, 1; Pline, Hist. nat., xxxv, 2.