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ÉPICURE

sirent sur ses contemporains. En effet, nous trouvons dans Virgile et dans Horace un double résumé de ce livre. Virgile s’attache de préférence à la cosmogonie épicurienne. Quant à Horace, plus moraliste, comme le remarque M. Martha, il se réserve la partie humaine[1]. « Lorsque sur la terre nouvelle encore rampèrent les animaux humains, troupeau hideux et muet, ils se disputèrent d’abord leurs glands et leurs repaires avec les ongles, les poings, puis avec des bâtons, et de progrès en progrès avec toutes les armes que leur forgea le besoin. Cela dura jusqu’au temps où ils découvrirent le langage pour exprimer leurs sensations et désigner les objets. Alors cessa la guerre (de chaque homme contre chaque homme) ; on bâtit des villes qu’on entoura de remparts, on établit des lois pour empêcher le vol, le brigandage et l’adultère… C’est la crainte de l’injustice qui a fait imaginer le droit ; il faut en convenir quand on remonte aux origines et qu’on déroule les fastes du monde. » On retrouve encore une fois dans ces vers d’Horace la doctrine du progrès associée à celle d’un droit conventionnel et d’une justice fondée sur un pacte d’utilité : les idées morales sont, comme tout le reste, une invention, une découverte ; la justice est née à tel moment de l’histoire humaine, comme les arts et les sciences ; elle est née du besoin et de l’intelligence, ces deux grands facteurs du progrès.

Un peu plus tard, Sénèque, ce stoïcien nourri des idées épicuriennes, se placera de nouveau au point de vue où s’était placé Lucrèce dans la conclusion du Ve livre ; il rappellera ce temps où les hommes encore grossiers et novices erraient comme à tâtons autour de la vérité ; ou tout était nouveau pour eux. Cependant, sous des efforts répétés, les mêmes choses devinrent plus faciles et plus connues. Et Sénèque ajoute, en s’élevant par une induction naturelle du passé à l’avenir : « Un temps viendra où ce qui est caché aujourd’hui se révèlera aux générations futures… L’avenir saura ce que nous ignorons, et s’étonnera que nous ayons ignoré ce qu’il sait… Il est des mystères qui ne soulèvent pas en un jour tous leurs voiles. Eleusis garde des révélations pour les fidèles qui viennent l’interroger. La na-

  1. V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce, p. 299.