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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

système physiologique et psychologique, déduit son utilitarisme, voyons comment La Rochefoucauld, de l’utilitarisme posé comme principe, va tirer les conséquences physiologiques et psychologiques.

Si nos actions ne sont produites que par l’intérêt, elles ne sont produites que par le désir du plaisir, c’est-à-dire par la passion, c’est-à-dire encore par une affection venue du dehors et indépendante de notre volonté. Il est peu de pensées sur lesquelles La Rochefoucauld aime plus à revenir que sur le déterminisme de nos actes. Nous sommes esclaves de nos passions ; il ne nous reste qu’à nous laisser faire, à nous laisser conduire, à nous laisser entraîner : la volonté n’est rien, la fortune tout : « La nature fait le mérite, la fortune le met en œuvre. » « Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais du hasard. » « Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal ; et elles sont presque toutes à la merci des occasions. » « Notre sagesse n’est pas moins à la merci de la fortune que nos biens. » « Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune pour pouvoir répondre de ce qu’on fera. » « De plusieurs actions différentes que la fortune arrange comme il lui plaît, il s’en fait plusieurs vertus. » « Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne.[1] »

D’ailleurs, La Rochefoucauld n’est point dupe de ces expressions, hasard et fortune, dont il se sert : dans le fond, la fortune se ramène à la nécessité et le hasard au destin. Le secret de nos décisions réside tout simplement dans l’équilibre stable ou instable de nos passions ; c’est une affaire de mécanique : « Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force. » « Le mérite des hommes a sa saison, aussi bien que les fruits. » « L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre[2]. »

  1. Max. 153, 57, 170, 323. — Prem. pens., 18, 96. — Max. 58.
  2. Max. 122. 299, 43. – On peut rapprocher de cette dernière pensée cette autre : « L’esprit est toujours la dupe du cœur. » « Je ne