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HELVÉTIUS

fera tant de victimes. L’intérêt public étant la fin, tout intérêt particulier qui, dans une circonstance donnée, si rare qu’elle soit, se trouve directement opposé à cette fin suprême, devra être sacrifié ; il sera même bon et louable de le sacrifier, car, en vue de la fin suprême, tous les moyens deviennent bons et louables. « L’utilité publique, dit Helvétius, est le principe de toutes les vertus humaines et le fondement de toutes les législations. Elle doit forcer les peuples à se soumettre à ses lois ; c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité. » C’est pourtant ce sentiment qu’Helvétius appelle ailleurs « la seule vertu vraiment sublime[1] ; » il est vrai qu’il distingue deux sortes d’humanité, l’humanité privée et l’humanité publique ; or, « l’humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. » Lorsqu’un vaisseau est surpris par la famine, on tire au sort une victime, et on « l’égorge sans remords » pour s’en nourrir : « le vaisseau est l’emblème de chaque nation ; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. » En face de cette phrase, Rousseau, le grand représentant au xviiie siècle de la doctrine des droits imprescriptibles, écrivait ces paroles : « Le salut public n’est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté. »

De même qu’il y a une vertu d’Etat, une justice d’Etat, il y aura aussi une religion d’Etat, qui n’entretiendra point de mystères, ne tourmentera point par de vaines craintes, mais divinisera l’intérêt public, et imprimera un caractère sacré et respectable à la morale utilitaire : cette religion sublime embrassera un jour le monde[2]. Le dieu d’Helvétius fait songer aux dieux également inoffensifs d’Epicure.

IV. — En somme, nous avons trouvé dans la législation la vraie science, dans le législateur la vraie puissance, dans la loi positive le vrai devoir : nous n’avons plus à craindre que les intérêts et les passions, après avoir apporté la vie dans le monde moral, y apportent le désordre, le trouble et la mort. Le législateur est là, prêt à faire rentrer dans le mécanisme social tout rouage qui se

  1. De l’hom., I, 14.
  2. De l’hom., I, 10, 13 14.