Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
265
HELVÉTIUS

pas été fondu dans le nôtre propre. Un utilitaire se transformera assez aisément en bon patriote : les sanctions pénales, les sanctions de l’opinion, l’habitude et l’éducation, ont uni par un lien indissoluble ses intérêts à ceux de ses concitoyens, — mais nullement à ceux du genre humain. De deux choses l’une : ou la morale n’est pas la même chose que la législation, en est indépendante, lui est supérieure ; ou, au contraire, elle rentre dans la législation et ne fait qu’un avec elle : dans le premier cas, Helvétius doit abandonner tout son système, sous peine d’être accusé d’une visible inconséquence ; dans le second cas, il faut qu’il renonce à étendre au-delà des bornes de l’État la probité d’intention. Helvétius choisit ce dernier parti. « A l’égard de la probité d’intention, qui se réduirait au désir constant et habituel du bonheur des hommes, et par conséquent au vœu simple et vague de la félicité universelle, cette espèce de probité n’est encore qu’une chimère platonicienne. » En effet, l’amour de la patrie, « si désirable, si vertueux et si estimable dans un citoyen, » est absolument exclusif de l’amour universel. « Il faudrait, pour donner l’être à cette espèce de probité, que les nations, par des lois et des conventions réciproques, s’unissent entre elles, comme les familles qui composent un État ; que l’intérêt particulier des nations fût soumis à un intérêt plus général ; et qu’enfin l’amour de la patrie, en s’éteignant dans les cœurs, y allumât le feu de l’amour universel. » Comme cette supposition ne se réalisera pas d’ici longtemps, Helvétius conclut « qu’il ne peut y avoir de probité pratique, ni même de probité d’intention, par rapport à l’univers[1]. »

On ne peut nier que la doctrine d’Helvétius est ici parfaitement logique et peut-être irréfutable, si on ne fait appel qu’aux principes d’utilité. M. Darwin, en suivant une voie toute différente, est arrivé de nos jours à des conséquences analogues à celles qu’admet Helvétius[2]. Les nations sont les unes vis à vis des autres comme de grands individus ; tant que les individus ne sont pas dominés et unis par des lois, il n’y a pas de justice parmi eux ; pourquoi y en aurait-il davantage parmi les nations ? Ne savons-nous pas que la légalité

  1. De l’espr., II, 25.
  2. Voir notre Morale anglaise contemporaine, 1re partie.