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LE PLAISIR, FIN DE LA VIE

Le principe de cette théorie naturaliste, qui a sa profondeur, est le suivant : — Partout où la nature agit sans le calcul de la raison, elle ne peut se tromper : où il n’y a aucun raisonnement, il n’y a aucune erreur ; or, chez tous les êtres, l’objet que poursuit la nature est le plaisir : le plaisir, voilà donc bien la fin naturelle de tous les êtres. Ce doit être aussi la fin de l’homme ; ce dernier fera par réflexion ce que les animaux font par instinct : il apprendra de la nature à conduire sa raison.

Outre l’expérience de la nature, Épicure et les Épicuriens invoquent l’impossibilité pour la raison même de concevoir un bien abstrait, dépouillé de tout élément sensible[1]. En effet, comment l’intelligence humaine pourrait-elle, sans être le jouet d’une erreur, concevoir et poursuivre une fin différente de celle que poursuit la nature entière ? Une telle opposition, ne peut exister, selon Épicure, entre la nature et l’intelligence. L’homme qui sent et l’homme qui pense ne sont pas deux êtres, et c’est en réalité de la sensation même que la pensée est née[2] ; n’est-ce pas à force de poursuivre le plaisir et d’en jouir que son image a fini par pénétrer en nous, par s’y empreindre, par devenir une idée ? Et de même n’est-ce pas de la sensation de douleur qu’est née l’idée de la douleur ? Il en est ainsi pour toutes nos autres idées, qui se ramènent à des sensations, conséquemment à des plaisirs ou à des peines, car Épicure n’admet pas de sensations indifférentes ; on ne pense, au fond, que parce qu’on a joui et souffert. L’intelligence humaine, produit complexe de la sensation, se trouve pour ainsi dire toute pénétrée du plaisir et de la douleur : comment alors ne concevrait-elle pas naturellement le plaisir comme désirable et la douleur comme digne d’aversion ? Toutes les parties de nous-mêmes sont ici d’accord. C’est là une de ces idées qu’on pourrait appeler innées et universelles (προλήψεις) parce qu’elles

  1. « Negent satis esse, quid bonum sit aut quid malum, sensu judicari, sed animo etiam ac ratione intelligi et voluptatem ipsam per se esse expetendam et dolorem ipsum per se esse fugiendum. » De finibus, I, ix, 31.
  2. « Quidquid porro animo cernimus, id omne oritur a sensibus. » De fin., I, xix, 64. – Καὶ γὰρ ἐπίνοιαι πᾶσαί ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων γεγόνασι. D. L., x. 32.