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ÉPICURE

mal[1]. Ainsi ces plaisirs qui, dans la doctrine d’Aristippe, variables et multiples, entraînaient l’âme au hasard, nous les voyons, dans le système d’Epicure, se disposer naturellement en vue d’une fin qui n’est autre chose qu’eux-mêmes, mais eux-mêmes dépouillés de tout élément étranger et inférieur. Déjà, au point de vue logique, il y a progrès évident : la pensée ne s’épuise pas dans chaque plaisir particulier, la volonté ne se morcelle pas et ne se divise pas entre eux ; on entrevoit, à travers le temps, une unité que l’on peut poursuivre et en laquelle on peut espérer.

Ce moment ou Epicure et Aristippe commencent à différer d’opinion et à s’écarter l’un de l’autre, mérite notre attention ; car c’est à ce moment que naît et se manifeste pour la première fois une doctrine qui jouera dans l’histoire de la philosophie morale un rôle de plus en plus marquant. Dès que le plaisir, au lieu d’être considéré comme fin immédiate, devient, fécondé par l’idée de temps, une fin vraiment dernière et finale, proposée pour but et pour terme à la vie entière, il prend un nom nouveau, et la doctrine de la volupté se change en doctrine d’utilité.

II. — Nous avions vu précédemment un rapport de moyens à fin s’établir entre la vertu d’une part et les plaisirs de l’autre ; un rapport analogue de moyens à fin va s’établir entre les plaisirs mêmes. Chaque plaisir est, il est vrai, comme Epicure se plaît à le redire, un bien par lui-même ou en lui-même, δι αὑτήν ou καθ αὑτήν ; mais pourtant, si on compare le bien que certains plaisirs renferment avec le mal qu’ils produisent, il est sage de les rejeter comme des moyens imparfaits, comme de mauvais instruments : tout en étant bons par eux-mêmes, ils cessent d’être fins pour eux-mêmes ; c’est là une apparente contradiction, qu’acceptent pourtant Epicure et tous les utilitaires.

On peut faire encore un pas de plus : de même que

  1. « Nec enim satis est judicare quid faciendum non faciendumve sit, sed stare etiam oportet in eo, quod sit judicatum... Qui ita frui volunt voluptatibus, ut nulli propter eas dolores consequantur, et qui suum judicium retinent, ne voluptate victi faciant id quod sentiunt non esse faciendum, ii voluplatem maximam adipiscuntur prætermittendâ voluptate. » De fin., I, xiv, 47, 48.