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LE DÉSIR

ainsi du bonheur tout ce qui semble comporter le mouvement et le changement, il ne se borne cependant pas, pour exprimer sa conception, à des termes purement négatifs. En premier lieu, le terme ἡδονη καταστηματική, qui revient sans cesse dans ses écrits, exprime autre chose que l’absence de trouble et l’impassibilité absolue ; il semble désigner un plaisir à la fois stable et profond, inhérent à notre nature, à notre constitution sensible. Epicure se sert du terme plus positif encore d’εὐσταθὲς κατάστημα σαρκός. Nous l’avons vu tout à l’heure employer une autre expression non moins frappante : συμπληρωθήσεται τὸ τῆς ψυχῆς καὶ τὸ τοῦ σώματος ἀγαθόν. Cette plénitude de bien ne peut être le vide de l’insensibilité. Epicure se sert, en outre, des mots πίστης βέβαιος, πίστομα βεβαιότατον, qui ne sont rien moins que négatifs : l’assurance inébranlable du sage n’est point le laisser-aller de l’apathie. Nous le verrons parler plus loin de la lutte courageuse engagée par le sage contre la fortune, τύχῃ ἀντιτάττεσθαι : cette lutte consciente est-elle donc la résignation passive et vide qu’on a souvent prêtée aux Epicuriens ? Enfin, un autre terme fort positif qu’emploie Epicure vient confirmer cette interprétation : c’est le terme d’ὑγίεια : l’état sain et bien proportionné de l’être tout entier, du corps et de l’âme, l’ordre et l’harmonie, voilà sans doute ce que le sage épicurien retrouvait en lui-même avec bonheur lorsqu’il avait écarté de lui le trouble[1].

  1. M. Ravaisson (Mét. d’Arist., II, 105) s’efforce de ramener l’ὑγίεια à l’ἀπονία, et l’ἀπονία à la simple absence de peine. S’appuyant sur cette assimilation, voici à quelles conclusions le savant historien aboutit : « Le mot de la sagesse, l’art de vivre (d’après Epicure), c'est d’arriver à ne plus rien sentir... L’Epicurisme met le souverain bien dans l’absolue impassibilité, une abstraction, une négation, un rien (105, 116). » — L’impassibilité par rapport à l’extérieur, peut-être ; mais l'insensibilité intérieure ? — Les textes que nous avons cités prouvent le contraire. L’ataraxie est sans doute la négation de tout ce qui est étranger à l’être ; mais reste encore l’être même qui s’affirme en face de l’extérieur : l’ineffable jouissance de l’harmonie intime, spirituelle et même matérielle, est-elle donc une abstraction, un rien ? Il semble beaucoup plus logique de ramener, en s’appuyant sur les textes, l’ἀπονία et l’ἀταραξία à l’ὑγίεια, que de réduire, sans aucune raison positive, l’ὑγίεια à l’ἀπονία. Epicure ne dit nulle part que l’absence de peine constitue par elle seule le plaisir, mais que le « plaisir est perçu dès que toute douleur a été enlevée, » percipitur omni dolore detracto