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CONTINGENCE ET LIBERTÉ

du dieu créateur, Epicure et Démocrite aboutissent logiquement à la conception moderne du monde, où nous ont amenés si tard les découvertes astronomiques. Si notre terre est l’œuvre des atomes, pourquoi « tous ces autres atomes placés en dehors d’elle resteraient-ils oisifs[1]? » La nature est aussi féconde qu’elle est grande. Partout dans l’espace la vie éclate. « Dire qu’il n’y a qu’un seul monde dans l’infini, s’écriait Métrodore, c’est comme si l’on disait qu’un vaste champ est fait pour produire un épi[2]. » Au lieu d’un seul monde, il y en a donc, comme des atomes, à l’infini. « Je les vois se former au sein du vide, » dit Lucrèce avec enthousiasme. Ces mondes, ces orbes, terrarum orbes, ont leurs habitants ; ce sont de grands corps qui se développent comme notre corps, puis meurent comme lui pour faire place à d’autres ; tous les jours il naît et il meurt des mondes dans l’espace infini ; c’est une perpétuelle évolution suivie d’une perpétuelle dissolution[3]. Car Epicure ne tenait pas moins à l’idée de la dissolution des mondes qu’à celle de leur formation spontanée, et Lucrèce revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Un monde qui resterait perpétuellement le même aurait un caractère de divinité ; on serait porté à l’adorer : les anciens adoraient les astres ; il redeviendrait pour nous un objet de terreur superstitieuse et une nouvelle sorte de destin. Par cette persévérance à repousser du monde toute forme du divin, Epicure se rencontre naturellement avec les savants contemporains, qui considèrent la marche des choses comme produite indépendamment d’un dieu ordonnateur. Aussi les savants modernes retrouveront-ils chez les Epicuriens le germe de leurs idées : Lucrèce avait parlé avant Lamarck de ces tâtonnements successifs (tentando, experiundo) par lesquels les éléments cherchent à se combiner et finissent par trouver en effet une combinaison stable. Il avait parlé avant Darwin de l’existence d’espèces maintenant disparues, parce qu’elles n’avaient pas su déployer assez « de force », de « ruse » ou « d’agilité » pour vaincre

  1. Lucr., II, 1055 :

    Nil agere ilia foris tot corpora material.

  2. Plutarch., De plac. phil., I, 5.
  3. Cicer., De fin., I, vi, 21 : innumerabiles mundi, qui et oriantur et intereant quotidie. —Lucr., III, 17 et ss. ; II, 1075.