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ÉPICURE

d’ailleurs aussi logiques l’un que l’autre ; le premier, admettant partout dans le monde la nécessité, la plaça aussi chez l’homme ; le second, admettant la liberté chez l’homme, se vit forcé d’introduire aussi dans le monde un élément de contingence. Le véritable désaccord entre Démocrite et Epicure roule donc bien sur cette question : sommes-nous libres ou non, et plus généralement : — y a-t-il en toutes choses spontanéité ou fatalité absolue? — C’est à cette alternative que se ramène celle de la déclinaison spontanée ou du mouvement nécessaire ; c’est ce problème moral qu’Epicure a transporté à l’origine des choses et dont il a fait le problème même de la création.

Ni Epicure ni Lucrèce ne se dissimulaient combien ils choqueraient l’opinion en lui proposant l’idée d’une déclinaison spontanée. « Quelle est, demande Cicéron, cette cause nouvelle dans la nature, pour laquelle l’atome décline[1] ? » Supposer que, sans détermination physique ou mathématique, sans force fatale venue du dehors ou placée au-dedans, les atomes dévient et déclinent d’une manière qui échappe au calcul (ratio), cela est incompréhensible ; et tant qu’il s’agit d’atomes, de lignes droites et de lignes courbes, notions purement géométriques, tout l’avantage semble rester aux « physiciens » ; mais il n’en est plus ainsi selon Epicure lorsque, rentrant en nous-mêmes, nous réclamons pour nous cette liberté que nous refusons aux autres êtres. Si on admet l’arbitre en nous, pourquoi le restreindre à nous? si, là où il n’y a plus de motif assez fort pour nous déterminer fatalement à telle action, on suppose encore une volonté assez puissante pour s’y porter d’elle-même, et si on ne veut pas voir là de contradiction, on ne devra pas en voir davantage dans le mouvement sans cause extérieure et apparente des vivants atomes. Comment le grand monde qui nous entoure ne serait-il qu’un vaste et inflexible mécanisme, si on prétend que notre petit monde est une source de vive volonté et de mouvement ?

Par cette habile position du problème, Epicure espère enlever à sa solution ce qu’elle paraissait d’abord avoir de contradictoire et d’absurde : l’absurdité, s’il y en a une, est transportée dans la conception du libre-arbitre.

  1. Cicéron, De fato, 20.