Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/138

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l’imagination poétique semble avoir besoin à la fois d’une certaine superstition, au sens antique du mot, qui lui permette de ne pas toujours expliquer les événements par leurs raisons froides, et d’une certaine ignorance, d’une demi-obscurité qui la laisse se jouer plus librement autour des choses. Rien de moins poétique, pourrait-on dire, qu’une grande route blanche sans recoins et sans tournants, où le soleil tombe d’aplomb ; au contraire, les fourrés, les bosquets, les angles d’ombre, tout ce qu’on ne voit pas du premier coup, tout ce qui semble nous fuir, fait la poésie de la campagne. Le grand défaut des plaines nues, c’est qu’elles ne nous cachent rien, et nous n’aimons pas la ligne droite, parce qu’en ouvrant les yeux nous voyons ce qu’il y a au bout. Le charme indéfinissable du soir, c’est de ne montrer les objets qu’à demi. Au clair de lune qu’ont chanté Beethoven et toute l’Allemagne, les choses se transforment, les chemins les plus vulgaires se remplissent de poésie, les objets dont on ne distingue plus les contours nets prennent une beauté faite de mollesse : l’ombre est la parure des choses. Les rayons de la lune semblent faire flotter tous les objets dans une nuée transparente et douce : cette nuée, c’est la poésie même, cette nuée fine est dans l’œil du poète et c’est au travers qu’il voit toute la nature. Dissipez-la, vous ferez peut-être fuir ses rêves, et parmi eux ce rêve divin, la beauté ; peut-être n’y a-t-il de poésie que dans ce qu’on soupçonne sans le voir. La pudeur est la poésie de l’amour : elle fait ressortir ce qu’elle dérobe. Le poète qui demande ses secrets à la nature est comme l’amant qui presse une