Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

honnête femme : il serait le premier désappointé s’il était satisfait trop vite, il veut avoir le temps d’espérer, de se plaindre, il aime mieux deviner que voir, imaginer que découvrir, parfois même désirer que jouir : « Je cherche le plaisir, dit Gœthe, et dans le plaisir je regrette le désir. » Alfred de Musset supplie son dieu de briser la voûte des cieux, de soulever les voiles du monde et de se montrer ; si Dieu avait répondu à son appel, est-il sûr que Musset l’eût adoré encore ? Peut-être toute la poésie de l’univers se serait-elle évanouie. Si les cieux ne nous cachaient plus rien, qui les distinguerait de la terre que nous foulons sous nos pieds ? Ce « tourment de l’infini » qui désole certaines ànies leur a donné aussi les jouissances les plus délicates, et peut-être auraient-elles hésité à l’échanger contre la science universelle. Pour ne prendre qu’un exemple, combien la science de nos jours, en analysant les métaux en fusion dans les étoiles, n’a-t-elle pas flétri ces « fleurs des cieux » où les anciens voyaient des êtres divins et immortels ! C’est ainsi, disent les esthéticiens mystiques, que la science fane ce qu’elle touche. M. Renan appelle quelque part la pudeur chrétienne une « charmante équivoque ; » on pourrait dire dans le même sens que toute la poésie mystique de la nature, toute la religion de l’art est aussi une équivoque ; mais ce sont ces équivoques qui font le prix de la vie. La nature n’est belle que voilée, et il faut peut-être se représenter l’art, comme l’amour même, avec un bandeau sur les yeux. Lorsque le beau nous aura révélé son nom, son histoire et tous ses secrets, qui sait si nous ne le verrons pas s’éloigner à ja-