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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/174

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laisser de traces et mourra à peine née ; dans le cerveau de l’autre, elle pourra susciter des vibrations sans nombre, elle s’achèvera en des sentiments, en des pensées de toute sorte, qui finiront par se fondre avec elle, par modifier l’image même : c’est cette image ainsi modifiée, où a passé quelque chose d’humain, que le peintre ou le poète doit saisir, fixer sur la toile ou dans des vers. Il faut sans doute qu’il nous représente une nature réelle, de vrais arbres, des animaux vivants, mais tout cela va par un homme et non par un bœuf. Tous ces objets, qui ont pour ainsi dire traversé son cerveau, doivent porter l’empreinte de sa pensée personnelle, et c’est de cette empreinte même (n’en déplaise aux naturalistes) que les objets tirent leur plus grande valeur. Les savants calculent une fois pour toutes leur « équation personnelle, » puis tâchent de l’effacer désormais de leurs calculs ; la poésie doit sans doute, comme la science, reproduire le monde, mais elle doit aussi reproduire l’âme humaine tout entière, et en particulier l’âme du poète ; chez l’artiste, c’est « l’équation personnelle » qui fait le génie, c’est elle qui donne à l’œuvre son prix éternel. L’art ne saurait donc se réduire, pas plus que la science même, à la sensation pure et simple, à la couleur, aux sons, à la chair, à la superficie des choses. S’il prend de plus en plus pour but la réalité, ce ne sera pas seulement la réalité apparente et grossière qui, après tout, n’est point la complète réalité scientifique ; s’il s’essaye de plus en plus à reproduire la vie, ce ne sera pas seulement la vie matérielle et brutale. L’art, pour être vraiment naturaliste, devra procéder comme la nature même, qui d’abord