Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/175

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nous fait respirer et vivre, mais ne s’arrête pas là et nous fait ensuite penser.

Nous croyons donc que l’art pourra être plus « scientifique » et plus philosophique sans que la poésie en souffre. Loin de nous d’ailleurs la pensée qu’un poète philosophe mette jamais en vers les catégories d’Aristote, ou qu’un romancier savant, voulant décrire une fleur, la range tout d’abord parmi les dicotylédonées ! Non, car l’exactitude la plus scrupuleuse et la plus terre à terre ne vaut pas le moindre élan de l’imagination et de la pensée : « Le mirage du désert, a écrit M. Ruskin, est plus beau que ses sables. » Mais ce qui nous paraît infiniment probable, c’est que le poète, et en général l’artiste, acquerra de plus en plus, d’une part l’esprit scientifique, qui montre la réalité telle qu’elle est, d’autre part l’esprit philosophique, qui, dépassant la réalité actuellement connue, se pose les éternels problèmes sur le fond des choses.

Ceci nous amène à parler d’un autre excès que nos contemporains n’ont pas toujours évité. Si les naturalistes ont tort de vouloir s’en tenir à la pure sensation, certains de leurs adversaires n’ont pas moins tort de transporter dans leurs œuvres la pensée abstraite avec le style didactique. Le style proprement didactique et technique est devenu presque incompatible avec la vraie poésie. Si on peut faire un reproche à des poètes d’une réelle valeur, comme M. Sully Prudhomme, c’est d’être tombés parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnets, comme on