Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/18

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ôtez la lumière et les couleurs. Toute la poésie de la nature est dans les cerveaux humains.

En esthétique comme en métaphysique, la critique de Kant a devancé sur plus d’un point l’empirisme anglais. Le premier, Kant opposa nettement — et même avec excès — l’idée de beauté à celles d’utilité et de perfection ; il ramena le beau à l’exercice désintéressé, au « libre jeu de notre imagination et de notre entendement. » Schiller, formulant avec plus de clarté la même pensée, en vint à dire que l’art était par essence un jeu. L’artiste, au lieu de s’attacher à des réalités matérielles, cherche l’apparence et s’y complaît ; l’art suprême, c’est celui où le jeu atteint son maximum, où nous en venons à jouer, pour ainsi dire, avec le fond même de notre être : telle est la poésie, et surtout la poésie dramatique. De même, dit Schiller, que les dieux de l’Olympe, affranchis de tout besoin, ignorant le travail et le devoir, qui sont des « limitations de l’être, » s’occupaient à prendre des personnages de mortels pour jouer aux passions humaines ; — « ainsi, dans le drame, nous jouons des exploits, des attentats, des vertus, des vices, qui ne sont pas les nôtres. »

La théorie de Kant et de Schiller se retrouve chez Herbert Spencer et chez la plupart des esthéticiens contemporains, mais formulée plus scientifiquement et rattachée à l’idée de l’évolution[1]. Même en France, les dis-

  1. M. Spencer reconnaît lui-même de quelle source lui vient l’idée maîtresse de sa théorie du beau : « Il y a plusieurs années, dit-il, je rencontrai dans un auteur allemand cette remarque, que les sentiments esthétiques dérivaient de l’impulsion du jeu. Je ne