Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/39

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a là une vue magnifique. « Le beau semble en grande partie dérivé du profitable et du désirable ; pour faire la genèse du sentiment esthétique, il faut faire l’histoire des besoins et des désirs humains[1].

Nous objectera-t-on que le désir est essentiellement égoïste et divise les êtres, tandis que le plaisir esthétique les rapproche toujours dans la même jouissance et les unit ? Nous n’admettons pas cet égoïsme irrémédiable du désir et des plaisirs qui y sont liés : tout est relatif. Il est des cas où le plaisir esthétique est lui-même exclusif ; ces cas sont seulement plus rares et ils le deviendront chaque jour davantage. Le pauvre peut-il connaître aujourd’hui, si ce n’est par hasard, tel ou tel chef-d’œuvre d’art que possèdent les riches amateurs ? Peut-il entrer gratis dans les salles de concert ? Si les beautés de la littérature et de la poésie sont plus à la portée de tout le monde, cela tient à l’invention de l’imprimerie. La vue même de la beauté féminine n’est pas libre dans tous les pays ; en Orient le propriétaire d’une jolie femme cache précieusement sous un voile cet objet d’art. La beauté a été assez rarement un moyen de rapprocher et d’unir ses divers amants. Si les Grecs firent jadis la guerre pour Hélène,

  1. Malgré l’opposition qu’établit M. Grant Allen entre les fonctions vitales et l’émotion esthétique, il reconnaît que le besoin et le désir a été un facteur essentiel dans l’évolution du sentiment du beau (Mind, oct. 1880) ; pour nous, nous croyons que ce n’est pas un simple facteur, mais un élément même de l’émotion esthétique. Cet élément subsiste encore aujourd’hui et subsistera toujours. Pourquoi établir aujourd’hui une opposition si tranchée entre le beau, l’utile et l’agréable, lorsqu’on reconnaît qu’ils ont été primitivement confondus ?