Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils ont failli se battre encore aujourd’hui, d’une bourgade à l’autre, au sujet de l’Hermès de Praxitèle, que plusieurs petites villes voulaient posséder à la fois. En Italie, on n’a pas encore pardonné aux Français d’avoir enlevé, dans les musées, un certain nombre d’œuvres d’art. Si de nos jours, sous l’influence de la civilisation, l’art tend, comme toute chose, à devenir généreux et à dépouiller l’égoïsme primitif, il ne faut pas en conclure que le désintéressement moral lui soit essentiel.

Il est sans doute un point, nous le verrons plus tard, où l’émotion esthétique la plus haute se confond entièrement avec le sentiment moral : alors beauté et moralité ne font plus qu’un. Mais cette parfaite identité ne se montre pour ainsi dire qu’au plus haut degré de l’échelle. Aux degrés inférieurs l’émotion esthétique ne diffère plus autant des autres émotions. Celles-ci ne demandent pas mieux que d’être partagées quand le partage ne les diminue pas et même les augmente. Jouir ensemble ou souffrir ensemble établit toujours un certain lien sympathique enlre les êtres ; il est doux de sentir toute une foule traversée en même temps que soi par une même émotion, que cette émotion soit esthétique, morale, ou même simplement intéressée. Si on se réunit le soir pour faire de la musique, on se réunit aussi pour prendre le thé, pour dîner, pour causer politique ou affaires. L’humanité aime toujours à mettre en commun plaisirs et peines, à condition, encore une fois, que le plaisir même ne soit pas altéré par le partage. Et, Dieu merci, la rose sentie par plusieurs ne perd pas son parfum, l’ombre d’un jardin peut abriter bien des amis, un ruisseau peut