Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/45

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diatement en actes et, par là, se satisfait elle-même : les Spartiates sentaient mieux toutes les beautés des vers de Tyrtée, les Allemands, ceux de Kœrner ou d’Uhland, lorsque ces vers les entraînaient dans le combat ; les volontaires de la Révolution n’ont probablement jamais été plus émus par la Marseillaise que le jour où elle les souleva d’une haleine sur les collines de Jemmapes. De même, deux amoureux penchés sur quelque poème d’amour, comme les héros du Dante, et vivant ce qu’ils lisent, jouiront davantage, même au point de vue esthétique. C’est un exemple assez banal que celui de Joseph Vernet se faisant attacher à un mât pour contempler une tempête ; dira-t-on qu’il sentait moins la sublimité de l’Océan parce qu’il était acteur en même temps que spectateur ? Allons plus loin ; s’il avait pu engager lui-même la lutte contre l’Océan, mettre la main au gouvernail et diriger seul le navire sur la grande mer furieuse, loin que son émotion esthétique en eut été affaiblie, il eût mieux compris cette antithèse de l’homme et de la nature dans laquelle se résout, selon Kant, le sentiment du sublime. Pour mon compte, je n’ai jamais mieux saisi la sublimité du ciel qu’en gravissant avec effort une haute montagne, alors que je me sentais entrer pour ainsi dire dans le ciel même, le conquérir à chaque pas avec effort, et que le désir d’infini semblait devoir être rassasié sans cesse à mesure qu’il s’éveillait en moi plus intense.

L’importance de l’action dans le sentiment du beau a une conséquence qu’il faut remarquer : c’est que la fiction n’est point, comme on l’a prétendu, une des conditions