Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/46

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessaires du beau. Schiller et ses successeurs, en réduisant l’art à la fiction, prennent pour une qualité essentielle un des défauts de l’art humain, qui est de ne pouvoir donner la vie et l’activité véritable. Supposez, pour prendre des exemples éloignés, les grandes scènes d’Euripide et de Corneille vécues devant vous au lieu d’être représentées ; supposez que vous assistiez à la clémence d’Auguste, au retour héroïque de Nicomède, au cri sublime de Polyxène : ces actions ou ces paroles perdront-elles donc de leur beauté pour être accomplies ou prononcées par des êtres réels, vivants et palpitants sous vos yeux ? Cela reviendrait à dire que tel discours de Mirabeau ou de Danton, improvisé dans une situation tragique, produisait moins d’effet esthétique sur l’auditeur qu’il n’en produit sur nous. Nous aurions plus de plaisir à traduire Démosthènes que les Athéniens n’en ont eu à l’écouter ! De même, c’est à son marbre et à son immobilité que la Vénus de Milo devrait d’être belle ; si ses yeux vides se remplissaient de la lumière intérieure et si nous la voyions s’avancer vers nous, nous cesserions de l’admirer. La Mona Lisa de Léonard ou la Sainte Barbe de Palma le Vieux ne pourraient s’animer sans déchoir. Comme si le vœu suprême, l’irréalisable idéal de l’artiste n’était pas d’insuffler la vie en son œuvre, de créer au lieu de façonner ! S’il feint, c’est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d’êtres vivants. La fiction, loin d’être une condition du beau dans l’art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive pas jusque-là. Les Michel-Ange