Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/47

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et les Titien sont des Jéhovah manques ; en vérité la Nuit de Michel-Ange est faite pour la vie ; profonde sans le savoir était la parole inscrite au bas par un poète : « Elle dort. » L’art est comme le sommeil de l’idéal humain, fixé dans la pierre dure ou sur la toile sans pouvoir jamais se lever et marcher.

On nous dira que l’imitation du laid et de l’horrible peut avoir sa beauté, précisément parce que c’est une imitation, une fiction et non une réalité. — Sans doute, mais alors nous admirons d’une part la valeur réelle de l’artiste, d’autre part quelque objet réel et vivant par rapport auquel l’imitation du laid n’est qu’un moyen d’expression. L’imitation du laid et de la douleur (au moins de la douleur physique, qui n’imphque pas une grandeur morale) n’est point essentielle à l’art ; elle est, comme toute imitation et toute fiction, la conséquence même d’une certaine impuissance. La recherche du laid dans les arts s’explique en général par ce fait que l’artiste veut donner à ses conceptions plus de vraisemblance, ne pouvant leur donner la réalité même. Certaines laideurs sont nécessaires et forment pour l’œuvre d’art comme une condition de la vie. Elles ressemblent à ces froncements et à ces rides qu’impriment volontairement à leur visage les voyageurs traversant les pays polaires, pour ranimer leurs muscles et empêcher leurs traits de se figer sous le froid. Il faut que, dans les héros d’un drame, je puisse retrouver quelque chose de mes défauts et de mes laideurs même pour croire à leur existence : car l’essentiel, pour un personnage fictif, n’est pas de paraître beau ou laid, mais