Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/49

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passagères ; nous les supportons dans les œuvres d’art précisément parce que ces œuvres sont encore des fictions sans consistance, et que d’ailleurs on retrouve toujours la règle sous l’exception, la loi sous la monstruosité.

La science a, de nos jours, fabriqué des corps nouveaux ; si l’art humain pouvait ainsi produire des êtres vivants au lieu de peindre la vie, il ne songerait plus, en imitant encore les types fournis par la nature, qu’à les embellir. L’art deviendrait ce qu’il aspire à être, une sorte d’éducation de la nature. L’éducation, cet art supérieur qui agit sur des êtres vivants, n’a qu’un but, celui de produire les types les plus parfaits, les plus irréprochables : rendre plus beau et rendre plus heureux, tel serait aussi l’objet de l’art, si ses fictions prenaient vie. Le fond même de tout art, c’est l’effort pour créer, c’est la poésie (ποίησις), et si jamais cet effort pouvait entièrement réussir, si l’artiste pouvait être un véritable créateur, c’est la beauté et le bonheur qu’il voudrait toujours et partout réaliser. Au cas où les cariatides de Puget auraient dû vivre, il les eût sans doute débarrassées du poids énorme qui pèse sur elles, ou bien il leur aurait donné assez de force pour porter ce poids en souriant.

Dès maintenant, entre deux œuvres d’art qui semblent également animées et vivantes, c’est à la plus belle que nous donnerons d’habitude la préférence ; nous trouvons toujours le beau plus poétique, c’est-à-dire plus digne d’être créé. Il faut même une certaine éducation artistique pour comprendre ce que Rosenkranz a appelé l’esthétique du laid. En présence de certains drames de Shakespeare et de