Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/50

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V. Hugo, les gens du peuple éprouveront des émotions violentes, presque pénibles, plutôt que des émotions vraiment esthétiques. L’intérêt qu’ils y prennent est brutal, analogue à celui d’un Espagnol devant une course de taureaux : « cela fait mal, « diront-ils. Ils ne s’intéressent pas à l’analyse des caractères. Pour goûter dans l’art le plaisir de l’horrible ou le plaisir du laid — disons la beauté du laid — il faut qu’un intérêt scientifique s’ajoute à celui de l’imagination ; l’esprit moderne, avec son culte de la science, prend encore plaisir à l’anatomie des êtres dégradés comme à celle des cadavres ; mais celui qui n’a pas fait d’études préparatoires est aussi incompétent et aussi étonné devant certaines œuvres d’art que pourrait l’être un profane introduit brusquement dans une salle de dissection et contemplant, non sans horreur, les choses étalées à ses yeux, tandis qu’un médecin, tout entier à suivre le trajet d’une fibre dansun tissuàdemi-décomposé, regarde, l’œil brillant de plaisir. Comprendre, c’est relier chaque chose à ses causes et à ses effets, c’est universaliser, c’est donc voir plus loin que telle ou telle laideur, c’est même ne plus la voir : le laid s’efface devant le vrai saisi et rendu par la pensée humaine. L’imitation du laid devient au fond une imitation du beau et de l’ordre universel ; l’imitation en général tend à devenir une création et la fiction tend à s’évanouir dans la vie. C’est donc, en dernière analyse, la vie qui est le but de l’art, et l’artiste ne feint que pour nous faire croire qu’il ne feint pas.

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