Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/66

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leur point de vue : une émotion, après tout, ne vaut qu’en tant qu’on la sent. Donc, malgré l’identité du sentiment moral avec le plus haut sentiment esthétique, l’art est tout autre chose que la morale : il s’y produit ce qui se produirait dans la musique si la musique s’adressait à des gens d’oreille un peu dure ; elle serait réduite à s’abstenir de toutes les nuances délicates, de toutes les mélodies fines et douces qui exigent pour être perçues une trop grande tension de l’oreille et de l’esprit ; au contraire, les effets bruyants et facilement saisissables fourniraient à ces tympans rebelles une agréable excitation. En morale, nous en sommes encore presque tous là : hélas ! sous ce rapport, nous avons tous l’oreille un peu dure.

Peut-être cependant l’émotion la plus esthétique qu’on puisse exciter en nous est-elle encore l’admiration morale : Corneille l’a cru du moins ; dans les chefs-d’œuvre du roman ou du drame, les personnages auxquels nous nous intéressons le plus sont d’habitude ceux que nous admirons davantage. Au contraire, le mépris moral ne tarderait pas à produire le dégoût esthétique si, par une réaction nécessaire, il n’engendrait l’indignation, qui est encore un sentiment moral. L’art vit, en somme, par les sentiments mêmes dont vit la société, par ceux qui sont sympathiques et généreux. S’il est encore en nous tous des sentiments égoïstes et à demi-barbares, endormis au cœur de notre être et qui aiment parfois à se réveiller un instant sans acquérir assez de force pour nous pousser à l’action, ces sentiments devront aller s’affaiblissant par degrés, s’engourdissant. L’évolution esthétique,