Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/80

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son. Notre éducation esthétique à tous est peu avancée quand il s’agit des odeurs ou des saveurs : nous ne pouvons avoir que des perceptions informes et mal coordonnées ; l’émotion esthétique qui s’en dégage sera donc vague et aura un caractère moins intellectuel : elle n’en existe pas moins. — « A-t-on jamais dit : une belle odeur ? » demande V. Cousin. — Si on ne l’a pas dit, du moins en français, on devrait le dire : l’odeur de la rose et du lis est tout un poème, même indépendamment des idées que nous avons fini par y associer. Je me rappelle encore l’émotion pénétrante que j’éprouvai, tout enfant, en respirant pour la première fois un lis. La douceur des jours de printemps et des nuits d’été est faite en grande partie de senteurs. S’asseoir au printemps sous un lilas en fleurs procure une sorte d’ivresse suave, et cet enivrement des parfums n’est pas sans analogie avec les jouissances complexes de l’amour. Notre odorat, malgré son imperfection relative, a encore un rôle considérable dans] tous les paysages aperçus ou décrits : on ne se figure pas l’Itahe sans le parfum de ses orangers emporté dans la brise chaude, les côtes de Bretagne ou de Gascogne sans « l’âpre senteur des mers, » si souvent chantée par V. Hugo, les landes sans l’odeur excitante des forêts de pins[1].

  1. Un professeur me racontait qu’un jour, en ouvrant un vieux dictionnaire, rôdeur toute particulière de papier jauni qui s’en exhala suffit à évoquer devant lui sa jeunesse passée sur les livides, ses innombrables veillées occupées à tourner les feuillets ; puis, l’image s’agrandissanl, il revit son collège, sa maison, ses parents, un âge entier de sa vie, et tout cela enveloppé en quelque sorte de