Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/81

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Les sensations auxquelles s’applique le plus exactement le mot beau sont celles de la vue : Descartes définissait même le beau ce qui est agréable aux yeux. Mais les poètes sont moins systématiques que les philosophes. Pour produire le maximum de l’émotion esthétique, loin de se servir exclusivement des termes empruntés au vocabulaire de la vue, les poètes préfèrent s’adresser aux sens inférieurs, où la vie est plus profonde et plus intense. Les mots beau, joli, gracieux, tous ceux qui expriment l’idée de forme et de surface saisie par les yeux, deviennent alors insuffisants : l’œil n’est pas assez directement affecté par ce qu’il voit ; c’est un sens trop indifférent. En général, dire qu’une chose est belle, c’est la qualifier encore superficiellement ; pour désigner ce qui nous pénètre, ce qui fait vibrer notre être tout entier, il faut chercher des termes moins objectifs et moins froids. Une belle voix touche moins qu’une voix douce, suave, chaude, pénétrante, vibrante. Peu de mots sont plus usités par les poètes que ces épithètes : âpre, amer, délicieux, embaumé, frais, tiède, brûlant, léger, mou, etc., toutes expressions empruntées aux sens du tact, du goût, de l’odorat[1]. —

    cette odeur âcre des livres, dans laquelle il respirait son passé même.

    Si nous avions un odorat aussi aiguisé que celui du chien par exemple, il est probable que les odeurs entreraient comme élément nécessaire dans toutes nos émotions esthétiques, jusque dans nos jugements sympathiques (car un chien éprouve de la répulsion ou de l’attraction pour les gens suivant leur odeur, comme nous suivant l’expression de la physionomie).

  1. Je viens d’ouvrir un volume d’Alfred de Musset ; j’y trouve le mot léger employé trois fois en quelques vers, ainsi que frais et