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L’ANALYSE SPECTRALE

Quand il a fui la terre en un essor suprême,
Notre œil retrouve encor d’autres terres là-haut.
Partout à nos regards la nature est la même
L’infini ne contient pour nous rien de nouveau.

Fleuve de lait roulant des mondes sur nos têtes,
Et vous, bleu Sirius, Cygneblanc, Orion,
Nous pouvons maintenant dire ce que vous êtes
Nous avons dans la nuit saisi votre rayon.

Ce radieux frisson qui dans l'éther immense
Ondulait, et depuis mille ans tremblait aux cieux,
En arrivant à l'homme est devenu science,
Et par lui l'infini s'est ouvert pour nos yeux.

Hélas! du fer, du zinc, du nickel et du cuivre,
Tout ce que nous foulons des pieds sur notre sol,
Voilà ce qu'on découvre en ce ciel où l'oeil ivre
Croyait suivre des dieux lumineux dans leur vol !

Astres purs et légers dont la lueur bénie
Gomme un regard divin descendait du ciel bleu,
Vous ne vivez donc point ! L'éternelle harmonie
N'est qu'un crépitement de grands brasiers en feu.

Nous aurions beau sonder la profondeur muette,
Nous envoler au loin dans son obscurité,
Qu'y découvririons-nous? L'univers se répète...
Qu'il est pauvre et stérile en son immensité !

OEil d'Isis, c'est donc toi, mystérieuse étoile
Où l'Égypte plaçait l'âme des bienheureux,
Sirius ! — La déesse a relevé son voile :
Une forge géante apparaît dans les cieux.

Et pourquoice labeur? pourquoibrûlent ces sphères,
Pourquoi d'autres, plus bas, corps engourdiset froids,
Dorment-elles, ouvrant toujours leurs noirs cratères,
D'où la lave et le feu jaillissaient autrefois?

Dans quel but prodiguer, Nature, en ton ciel triste
Ces astres renaissant pour mourir? — Sans repos
Dans le béant azur, ô naïve alchimiste,
Tu jettes à grands blocs les mêmes lourds métaux ;

Du creuset de tes cieux que veux-tu donc qui sorte ?
Pourquoi recommencer, — tous sur le même plan, —
Tes mondes, dont chacun l'un après l'autre avorte,
Se brise, et, noir débris, va dans la nuit roulant?

Depuis l'éternité, quel but peux-tu poursuivre?
S'il est un but, comment ne pas l'avoir atteint?
Qu'attend ton idéal, ô nature, pour vivre?
Ou, comme tes soleils, s'est-il lui-même éteint?

L'éternité n'a donc abouti qu'à ce monde !
La vaut-il? valons-nous, hommes, un tel effort?
Est-ce en nous que l'espoir de l'univers se fonde?...
Je pense, mais je souffre : en suis-je donc plus fort?

La pensée est douleur autant qu'elle est lumière ;
Elle brûle : souvent, la nuit, avec effroi,
Je regarde briller dans l'azur chaque sphère
Que je ne sais quel feu dévore comme moi.

Si dans mon oeil ouvert tout astre vient se peindre,
Et si jusqu'en mes pleurs se reflète le ciel,
D'une larme, comment, hélas ! pourrais-je éteindre
Là-bas, dans l'infini, l'incendie éternel?

Vers quel point te tourner, indécise espérance,
Dans ces cieux noirs, semés d'hydrogène et de fer,
Où la matière en feu s'allonge ou se condense
Comme un serpent énorme enroulé dans l'éther ?

Puisque tout se ressemble et se tient dans l'espace,
Tout se copie aussi, j'en ai peur, dans le temps;
Ce qui passe revient, et ce qui revient passe :
C'est un cercle sans fin que la chaîne des ans.

Est-il rien de nouveau dans l'avenir qui s'ouvre ?
Peut-être, — qu'on se tourne en arrière, en avant, —
Tout demeure le même : au loin on ne découvre
Que les plis et replis du grand serpent mouvant.

Oh ! si notre pensée était assez féconde,
Elle qui voit le mieux, pour le réaliser;
Si ses rêves germaient! oh ! si dans ce lourd monde
Son aile au vol léger pouvait un peu peser !

La sentant vivre en moi, j'espérerais par elle
Voir un jour l'avenir changer à mon regard... —
Mais, ma pensée, es-tu toi-même bien nouvelle?
N'es-tu point déjà née et morte quelque part ?